B. Les tontines : cloisonnements et épargne forcée

Les tontines représentent une forme institutionnalisée du mode d’épargne « remboursement de dette » évoqué plus haut. Dans la tontine simple, formule la plus pratiquée par les Sénégalaises, les membres de la tontine cotisent régulièrement, et chaque membre récupère à tour de rôle l’ensemble des cotisations. Soit une tontine de n membres décidant de cotiser un montant X293 ; à chaque tour, l’un des membres récupère un montant de nX. Les tontines peuvent ainsi être définies comme un mode de circulation de la monnaie reposant sur une ‘« accumulation temporaire de dettes et de créances » [Lelart, 1989, p. 50]’.

Une étude réalisée au cours des années quatre-vingt au Sénégal auprès de plus de 600 hommes et femmes confirme l’adage selon lequel les tontines sont avant tout « une affaire de femmes » [Dromain, 1995]. Une analyse des membres de près de 200 tontines (125 dans la région de Dakar et 73 dans d’autres régions) met en évidence leur très nette féminisation : les femmes représentent en moyenne 74% des membres. L’étude des pratiques personnelles montre en outre que les femmes participent à plus de tontines que les hommes (1,81 tontines en moyenne contre 1,38 pour les hommes), et enfin que les femmes y investissent une proportion de leurs revenus plus importante que les hommes.

L’origine de cette spécificité, même relative, des pratiques financières féminines, s’explique aisément. Limitées dans l’accès à des activités génératrices de revenus, elles n’ont d’autre choix que celui de s’organiser pour faire face à leurs obligations. Simultanément, organiser et contrôler leurs propres circuits d’échange leur permet une relative autonomie à l’égard du milieu masculin294.

Considérées pendant longtemps comme une « diversion ethnologique inutile » [Servet, 1995a, p. 32], les tontines ont suscité depuis les années quatre-vingt de nombreux travaux de nature économique et financière. L’accent a été mis tour à tour sur leur rôle en matière de création, de circulation et de distribution de liquidité [Bekolo-Ebe, 1989], de conversion du risque [Bloy, 1995 ; Mayoukou, 1994], d’entretien des solidarités sociales [Servet, 1995a], de prévoyance et d’épargne [Lelart, 1995].

Les tontines transforment la « liquidité de l’actif » des participants, puisque tout au long du cycle tontinier, ceux-ci passent successivement d’une position de

‘« fournisseurs de flux de trésorerie (donc de moindre liquidité) à une position « de grande liquidité quand vient le moment de lever la somme » [Bloy, 1995, p. 110]. ’

Elles apparaissent en même temps comme un mécanisme puissant de conversion du risque, ce qui leur confère une indéniable supériorité sur le système financier formel. Elles reposent sur une ‘« distribution symétrique d’information » [Balkenhol et Gueye, 1994, p. 9]’. Confiance et connaissance mutuelle permettent d’apprécier le risque qui sera par la suite largement tempéré par la pression du groupe, celle-ci pouvant prendre la forme de menaces de « boycott » de cérémonies [ibid, p. 6].

L’étude menée par la cellule ATOMBS montre à quel point les membres de la tontine font preuve de souplesse en cas de défaillance de l’un des leurs, même si les pertes ne sont pas à exclure, notamment en milieu urbain. Face à un défaut de paiement, les moyens déployés sont les suivants : report de la cotisation pour le second tour (25% en milieu rural, 15% en ville), remboursement des sommes versées à la fin du tour (25% en campagne, 10% en ville), perte de l’argent versé (20% en ville), application d’une amende (15% en campagne, 10% en ville), saisie d’un bien en substitution (10% en campagne, 15% en ville) [ATOMBS, 1991]295.

Les tontines se présentent également comme un mode d’incitation à l’épargne. Pour les premières bénéficiaires, le « lot » représente une avance. Les dernières, en revanche, ne font que récupérer leur mise. Elles sont a priori désavantagées : non seulement leur épargne n’est pas rémunérée car aucun taux d’intérêt n’est exigé, même des premières bénéficiaires, mais encore ce taux est débiteur si l’on tient compte de l’inflation. Pourtant lorsqu’il s’agit de faire la liste des bénéficiaires, elles sont nombreuses à se disputer les derniers tours, à tel point que le tirage au sort reste souvent le meilleur moyen de mettre un terme à la discussion. Encore une fois, l’approche économique standard est quelque peu bouleversée : le mobile principal n’est pas la recherche de rémunération mais la recherche de sécurité et de modes d’incitation à l’épargne. La cotisation tontinière est en quelque sorte une épargne forcée : en adhérant à une tontine, les femmes s’engagent à épargner régulièrement. L'épargne confiée au boutiquier en est un autre exemple. Elle correspond le plus souvent à la somme mise de côté pour couvrir progressivement les dépenses de consommation ; le budget des achats du marché est en quelque sorte confié au boutiquier296.

Se prémunir contre les sollicitations de l’entourage étant une importante motivation, la cotisation tontinière se présente ainsi comme une forme d’épargne-projet [Servet, 1995a]. Contrairement à d’autres formes d’épargne collective où l’usage des fonds est aussi collectif (financement d’un puits, d’une banque de céréales, etc.), la tontine autorise un usage personnel des fonds. Elle permet ainsi à ses membres

‘« d’échapper à une sorte d’impôt de solidarité découlant de la pression redistributive sur les revenus » [Mayoukou, 1994, p. 55]. ’

S’il est difficile d’envisager une individualisation des formes d’épargne, les tontines peuvent constituer des

‘« formes transitionnelles [...] permettant de concilier les contraintes nées de la salarisation et de la marchandisation et celles de sociétés très largement holistes » [Servet, 1990, p. 94]. ’

Les femmes n’hésitent pas à dire qu’elles refusent plus aisément d’aider un proche dans le besoin : la culpabilité est moins lourde si elles peuvent prétexter une cotisation tontinière, dont tout le monde sait qu’il est impossible de s’y soustraire.

C’est aussi un moyen de se prémunir contre leurs propres tentations. Les femmes n’ignorent pas leur penchant à la dépense, elles disent elles-mêmes qu’elles ont parfois tendance à « gaspiller ». Lorsqu’elles disposent d’un excédent de trésorerie et qu’il faut choisir entre placer leurs fonds ou s’accorder quelque dépense personnelle, il leur est plus facile de résister à la tentation quand une contrainte les y oblige. Conscientes de leur préférence pour l’immédiateté qu’elles jugent elles-mêmes excessive, elles n’en sont pas moins capables, si l’on reprend l’expression de Jon Elster, de s’imposer des contraintes afin de « remédier à la faiblesse de leur volonté », faisant ainsi preuve d’un comportement parfaitement rationnel (entendu ici au sens de l’adaptation des moyens aux fins poursuivies), même si cette rationalité s’exprime de manière indirecte [Elster, 1986a, p. 102] :

‘« s’imposer une contrainte à soi-même, c’est prendre une certaine décision à un instant T1 afin d’accroître la probabilité que l’on prenne une certaine décision à un instant T2 » [ibid, p. 105]’

 La tontine peut ainsi être considérée comme un « engagement préalable » (pre-committment) [ibidem], obligeant les femmes, dans le futur, à modifier leur propre comportement et s’assurer de respecter leurs obligations. Si les femmes préfèrent passer en dernier lors du cycle tontinier, c’est aussi pour prendre le temps de réfléchir et de faire un usage des fonds « raisonné ». En passant en premier, elles craignent de se laisser aller à des dépenses inconsidérées qu’elles regretteront par la suite297.

On observe d’ailleurs qu’il existe autant de variantes possibles que les femmes ont d’obligations. On a souligné à plusieurs reprises l’extraordinaire diversité des formes tontinières [Lelart, 1990 ; Henry et alii, 1991], le « polymorphisme tontinier » [Bloy, 1995, p. 108] ; les pratiques sénégalaises féminines en offrent une illustration remarquable.

Le terme natt fait référence au principe général de la tontine. Les mbotay désignent les tontines destinées à financer les cérémonies familiales. Les tontines de mères d’enfants « qui tètent encore au sein de leur mère » sont destinées à acheter les vêtements des enfants. Les tontines religieuses (qui se greffent aux dahiras, associations musulmanes confrériques) assurent le respect des obligations religieuses (hadiya, dons au marabout, et asaka, dons aux pauvres). Les tontines en nature (savons, boîtes de lait, mais aussi marmites, pagnes, parfois réfrigérateurs, etc.) permettent aux femmes d’équiper leur cuisine. Les tontines de commerçantes, qui ont lieu sur le marché, sont souvent le seul moyen de réunir un capital de départ pour se lancer dans le petit commerce ou le relancer. En outre, selon leur statut et leur âge, les femmes n’ont pas les mêmes obligations. Cette hétérogénéité est une autre source de diversité tontinière : certaines regroupent spécifiquement des femmes de même classe d'âge (les yendu), d’autres regroupent les épouses de même rang. Les sanni diamra, en revanche, autorisent la diversité, puisque c’est « à chacune selon ses moyens ».

Notons enfin que bon nombre de tontines jouent en même temps un rôle de mutualisation des risques. En plus du versement tontinier, les femmes alimentent régulièrement une caisse de solidarité, destinée à soutenir les unes et les autres dans leurs imprévus (une maladie, un décès, etc.).

D’après nos observations, les cotisations individuelles varient de 25 F CFA à 10 000 F CFA, elles atteignent exceptionnellement des montants de 50 000 F CFA. Les cycles varient de quelques jours (tontines de commerçantes) à plusieurs années (tontines destinées à financer des appareils ménagers, une cantine ou stand de marché etc.), les lots atteignant alors des montants de plusieurs centaines de milliers de F CFA, voire plusieurs millions. Dans notre échantillon, toutes les femmes participent au moins à une tontine, et la plupart (80%) à deux, le plus souvent une tontine de cérémonie et une tontine de commerçantes. Certaines femmes cumulent jusqu’à six participations, et nos observations ne sont probablement pas exhaustives. C’est le cas par exemple de cette commerçante du marché central de Thiès. Elle cotise 200 F CFA par mois dans une tontine religieuse affiliée à une dahira, en plus des dons destinés à l’imam et collectés par l’association. Elle verse 10 000 F CFA par mois dans une tontine mensuelle dont le cycle dure 20 mois, et souhaite acheter avec le lot une machine à coudre et du matériel de teinture ; elle a mis un certain temps avant de se décider, car épargner 10 000 F CFA chaque mois est un véritable défi, il lui arrive de déposer régulièrement de l’argent chez le boutiquier du coin. Elle possède également « une main » dans une tontine de marché qui ne fonctionne qu’en cas de « coup dur », lorsqu’une des femmes a « chuté » et a besoin de se reconstituer un capital de travail : elles se réunissent à quatre ou cinq, cotisent 1000 F CFA par jour et il n’y a généralement qu’un seul cycle. Elle participe enfin à deux autres tontines de cérémonies.

Il a souvent été évoqué que les tontines ne pouvaient guère contribuer au développement d’activités commerciales. Marie-Hélène Mottin-Sylla, lorsqu’elle étudie les tontines des femmes de Dakar au cours des années quatre-vingt, confirme ce constat [Mottin-Sylla, 1993]. S’il arrive que le lot soit destiné à un usage commercial, l’activité financée n’est souvent qu’éphémère. Elle observe toutefois que le contrôle du groupe a tendance à s’effacer : pour certaines tontines, il était en effet d’usage qu’une personne soit chargée d’accompagner la récipiendaire lors de ses achats pour s’assurer du respect des normes fixées par le groupe, or cette habitude est en passe d’être abandonnée. Quelque dix ans plus tard, les pratiques que nous avons observées montrent que le processus d’individualisation se poursuit.

Notes
293.

Notons qu’il existe également des tontines commerciales et des tontines à enchères, notamment au Cameroun [Békolo-Ebe, 1989 ; Henry et alii, 1991]. Il en existe peut-être au Sénégal, mais nous n’en avons pas rencontré.

294.

 Nous rejoignons ici les hypothèses émises à l’issue d’une étude menée au début des années quatre-vingt-dix par le Bureau international du travail sur les tontines dakararoise [Balkenhol et Gueye, 1994, p. 4].

D’autres travaux ont souligné le rôle des tontines féminines dans la mise en place de circuits financiers autonomes leur garantissant une certaine indépendance à l’égard du contrôle masculin. En Égypte [Hoodfar, 1988] et en Indonésie [Papanek et Schwede, 1988], les tontines sont explicitement présentées par les femmes comme un moyen de maîtriser l’usage de leurs propres revenus car le mari a tendance à se les approprier.

295.

Cette étude, réalisée en 1990, s’appuie sur 696 entretiens menés sur l’ensemble du territoire sénégalais, dont 456 entretiens personnels, 128 entretiens relatifs à des groupes (tontines et autres) et 56 prêteurs. Notons toutefois que l’étude du BITcitée plus haut souligne le recours de plus en plus fréquent à des documents écrits (à la fois règlements intérieurs et comptabilité) [Balkenhol et Gueye, 1994].

296.

De même, des taux nuls, voire négatifs du fait de l’inflation, peuvent s’observer chez le garde-monnaie, personne de confiance à qui les personnes confient leur épargne ; ce qui compte ici, c'est la mise en sécurité des dépôts.

297.

M.-H. Mottin-Sylla faisait le même constat : les femmes qu’elle avait rencontrées disaient ainsi, « la tontine, ça ne sert pas à épargner, ça sert à mieux dépenser l’argent » [Mottin-Sylla, 1993, p. 7].