On assiste à la mise en place d’un système de médiation financière que nous avons qualifié d’« avance permanente », au sens où il est conçu pour permettre aux femmes de disposer en permanence d’une avance destinée à être réinjectée régulièrement dans leur activité, lui conférant ainsi une certaine stabilité.
Expliquons le processus. Les membres du groupe commencent par épargner régulièrement ; à l’instant T, lorsque le montant est jugé suffisant, chaque membre reçoit sa part, notée X ; elle la remboursera à l’instant T + 1 avec intérêt (i), et à ce même instant T + 1, elle se verra réattribuer la même somme. À partir de là, le processus se poursuit et n’a plus aucune raison de s’arrêter. L’objectif prioritaire pour les femmes est d’être « obligées de travailler » : le fait de devoir rembourser la somme régulièrement les incite à développer des activités rémunératrices de revenus et à les stabiliser. À l’instant T + n, les femmes procèdent à une épargne forcée de X (1+i)n. Certaines femmes expliquent qu’avec ce système, elles ont réussi à stabiliser leur activité et à augmenter progressivement leur fonds de roulement. La différence avec la tontine réside dans la régularité de l’octroi de liquidités. Avec la tontine, chaque femme n’est bénéficiaire qu’une seule fois par cycle, celui-ci pouvant être très variable. Si le montant du « lot » croît avec la taille du groupe, la durée du cycle en est d’autant plus élevée. En revanche, avec ce système d’avance permanente, toutes les femmes bénéficient d’une somme à chaque tour (l’échéance est généralement mensuelle), mais d’un montant moins important. L’objectif est différent : il s’agit moins de financer un projet précis (cérémonie, appareil ménager, etc.) que d’être incité à assurer la constance d’une activité génératrice de revenu. Les deux formules (tontine et avance permanente) ne sont pas incompatibles, et il est fréquent que les groupes mènent les deux simultanément.
Sur les 49 groupes rencontrés, 14 procèdent à ce système que nous avons qualifié d’ « avance permanente », et la plupart des autres groupes souhaitent y parvenir. Les échéances de remboursement varient entre un et six mois ; les taux d’intérêt (qui sont en fait de l’épargne forcée puisqu’ils sont destinés à « gonfler » le montant des avances) varient entre 5 et 20%, exceptionnellement 50%, avec une moyenne de 10%. Les situations en milieux urbain et péri-urbain298 sont similaires, 60% des montants sont compris entre 15 000 et 50 000 F CFA et ils ne descendent pas en dessous de 5 000 F CFA. En milieu rural, en revanche, l'essentiel des montants ne dépasse pas cette somme. Les montants dépassent 15 000 F CFA lorsque le groupe possède un moulin à mil. Le tableau ci-dessous donne une idée plus précise de la répartition des montants. Compte tenu de la taille de l’échantillon, les données ne sont bien sûr pas représentatives ; elles présentent toutefois le mérite de présenter un ordre de grandeur de la capacité de médiation financière des groupements.
Montant individuel (en F CFA) | Milieu rural | Milieu urbain |
0 | 7 % | 10 % |
0 - 5 000 | 71,5% | / |
5000 - 15 000 | / | 30 % |
15 000 - 30 000 | 21,5% | 40 % |
+ de 30 000 | / | 20 % |
Total | 100% | 100 % |
Sources : Enquêtes Guérin [1997a] |
Si les groupes féminins mettent en place ce système, notons que c’est en grande partie sous l’influence et avec le soutien de programmes d’aide au développement, et particulièrement de programmes de microfinance. Nous y reviendrons au chapitre 10, mais précisons d’ores et déjà les effets observés. D’un point de vue collectif, à travers l’effet de levier qu’il suscite, le crédit accélère considérablement les capacités de médiation financière des groupes. D’un point de vue individuel, le fait qu’il s’agisse d’un crédit institutionnel représente un argument imparable permettant de se dégager des obligations communautaires : cet argent doit être remboursé, il ne peut être donné à l’entourage ou utilisé entièrement à des fins personnelles. Le crédit formel représente ainsi un « tiroir » supplémentaire ; son montant est parfois dérisoire en comparaison des autres sources de financement ; en revanche, ce tiroir a le mérite, aux yeux de certaines femmes, d’être cloisonné des autres.
Le tableau suivant récapitule les principales sources d’accès au crédit ou à des « avances » (cas tontinier) observées ainsi que les conditions qui leur sont sous-jacentes. Tableau 13. Les différentes sources d’accès au crédit ou à des « avances »
Forme | Durée de l’emprunt | Montants 299
en F CFA |
Coût du crédit ou de l’ « avance » | Prêteurs | Emprunteurs | Utilisation | Accessibilité | ||
Tontine de village ou de quartier | Un mois à plusieurs années | 500 à 5 000 (lot) | Gratuit pour les premiers Coût du temps pour les derniers |
Village ou quartier | Tontine scolaire Tontine période de soudure Tontine de cérémonie |
Epargne préalable Milieu d’appartenance | |||
Tontine de marché | Correspond au cycle du fonds de roulement (un jour à un mois, souvent une semaine) | 1 000 à 10 000 (lot) | Gratuit pour les premiers Coût du temps pour les derniers |
Commerçantes qui travaillent à proximité sur le marché | Destiné en majeure partie au fonds de roulement | Epargne préalable Proximité Parrainage |
|||
Crédit ou avance du groupement féminin | Souvent un mois | 2 000 à 100 000 | 10 à 50% par mois (il s’agit d’épargne forcée puisque les intérêts sont destinés à alimenter la caisse du groupe) | Groupements religieux, commerciaux, politiques, classes d’âges, etc. | Combinaison de dépenses sociales (santé, alimentation, éducation, vêtements, etc.) et d’investissement productif | Epargne préalable Proximité Parrainage |
|||
Boutiquier | Entre un jour et un mois, éventuellement la durée de la période de soudure | 500 à 10 000 | Grossistes | Détaillantes | Alimentation | Relations personnelles | |||
Crédit fournisseur avec intérêts | Quelques jours à quelques mois | Très variable | 10 à 50% | Toutes relations commerciales | Activité commerciale | Relations personnelles | |||
Crédit fournisseurs sans intérêt | Quelques jours à quelques mois | Très variable | Pas de coût réel, mais une dépendance implicite | Toutes relations commerciales | Activité commerciale | Relations personnelles | |||
Usuriers (bukki) | Un jour à un mois Parfois plusieurs mois (période de soudure) |
500 à 50 000 | Coûts très élevés | Grand(e) commerçant(e) |
détaillantes | Toute utilisation (survie, « dépannage » quelconque, commerce) |
Relations personnelles | ||
Entourage | Un jour à quelques mois | Nature ou espèce, très variable | Gratuité mais réciprocité nécessaire | Famille, voisinage Réseaux (religieux, politiques) |
Relations personnelles | ||||
Source : Enquêtes Guérin [1997a] |
Récapitulons : l’entrepreneuriat obéit à des logiques tout à fait spécifiques qui ne prennent sens qu’à la lumière de la double exigence à laquelle les femmes sont confrontées : incertitude quotidienne et obligations communautaires. De là une très forte préférence pour le présent et pour la vitesse de récupération des fonds, de là une absence de thésaurisation et une mutualisation des risques à travers l’entretien d’un réseau de soutien et de protection, de là aussi une tension permanente entre le souci d’actualiser les appartenances communautaires et celui de s’en démarquer en partie afin de mener des projets personnels. La diversité des pratiques monétaires et financières est la traduction même de cette tension. Elles aussi ne sont intelligibles qu’à plusieurs conditions : redéfinir les notions de liquidité et de taux d’intérêt et admettre la pluralité des mobiles d’épargne. Le tableau ci-dessous récapitule ces trois éléments.
Incertitude | Respect des obligations communautaires | Se démarquer des obligations communautaires | |
Redéfinition du concept de liquidité | Préférence accrue pour la liquidité | Entretien des réseaux communautaires comme forme de liquidité |
Éviter la thésaurisation pour se soustraire aux sollicitations de l’entourage |
Pluralité des motivations d’épargne | Recherche de sécurité | Epargne « remboursement de dette » Epargne « maintien des solidarités sociales » |
Recherche de modes d’incitation à l’épargne forcée (tontine, boutiquier,) Épargne « projet » |
Redéfinition du rôle du taux d’intérêt | Forte préférence pour le présent qui conduit à des taux usuraires Recherche de sécurité qui conduit à des taux négatifs |
Rapport au groupe plus que rapport au temps | Considérer le taux d’intérêt comme mode d’épargne forcée |
Ce cadre général étant brossé, il convient de saisir l’hétérogénéité des trajectoires, hétérogénéité qui découle autant de la carte à l’échange personnelle des femmes que de l’ambivalence des liens financiers.
Nous avons qualifié de péri-urbains les villages situés sur de grands axes routiers.
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