§1. Carte à l’échange et obligations

Si l’on demande aux femmes d’imaginer la pire chose qui puisse leur arriver, les réponses sont unanimes : se dérober à ses dettes et fuir ses obligations, sentiment qu’elles résument par l’expression « la honte ».

« Soigner la honte », c’est d’abord ne pas avoir « d’histoires » et être « en paix » avec autrui, c’est-à-dire honorer ses engagements. Celle qui oublie ses dettes, celle qui oublie qu’elle a été aidée, disent-elles, « n’a pas de vergogne et ne soignera jamais la honte ».

Au quotidien, cela signifie être capable de satisfaire les sollicitations de quelqu’un qui vous a aidé dans le passé, quel qu’en soit le prix, même s’il faut vendre une partie de son stock de marchandises, un poulet ou, lorsque c’est plus grave, un pagne. « Se lever », « ne pas rester couchée », « faire des démarches » (dugg-dugg), l’essentiel est de ne pas rester inactive et de trouver, coûte que coûte, une solution.

Sur le long terme, cela signifie respecter la réciprocité lors des cérémonies familiales, dont on a vu au chapitre précédent le rôle de soutien décisif qu’elles étaient susceptibles de jouer dans les activités commerciales. Ne pas honorer ses dettes revient tout bonnement à déchoir socialement, celle qui s’y risque est « irrécupérable » (ay nit yu sanku), et de toute façon, elle ne pourra plus réemprunter. Il est possible de se « cacher » quelque temps, de « tricher » un peu, mais toute tentative de fraude ne peut être que provisoire. « L’hyène a beau faire des détours, elle finira par repasser », disent-elles à ce sujet. Autrement dit, celle qui tente de se soustraire à ses créanciers finira tôt ou tard par l’expier : c’est autant une question d’honneur que de survie ; les deux éléments sont inextricables et il serait vain de tenter de les démêler.

Soigner la honte, c’est aussi tenir son rang, tant à l’égard de l’époux que des moroom (les membres de la même classe d’âge) et des nwale (les égales du point de vue du statut social). Cela signifie cultiver et entretenir son allure, sa conduite, sa tenue. À cet égard, une femme seule n’a pas les mêmes obligations qu’une femme mariée. Elle n’a pas les mêmes contraintes matérielles, cela va de soi, mais elle doit également montrer qu’elle est capable de s’assumer, qu’elle est une femme « respectable », c’est-à-dire soignée, élégante et distinguée. Une femme de mariage monogame n’a pas les mêmes obligations qu’une femme de mariage polygame. Si les coépouses partagent parfois leurs activités commerciales, il est plus fréquent que leurs relations obéissent à une rivalité perpétuelle ; de là une quête permanente, parfois obsessionnelle de l’apparence, et il n’est pas rare que leurs activités commerciales soient rythmées par cette concurrence effrénée. Il n’est pas rare non plus que certaines femmes se mettent à exercer une activité commerciale le jour où leur époux décide de prendre une deuxième épouse.

Entre en jeu également, mais de manière beaucoup moins prononcée, le fait d’avoir poursuivi des études. Une jeune fille « instruite » n’a pas les mêmes obligations que celle qui n’a jamais fréquenté l’école. Quel que soit le diplôme obtenu et quels que soient les débouchés professionnels possibles, elle « se doit », même si c’est implicite, d’honorer l’engagement de ceux qui l’ont aidée dans sa scolarité, parents, frère, parrain ou marraine, oncle ou tante. Dieynaba et Oulimata, lorsqu’elles ont raté leur diplôme de secrétariat, et face à la déception de l’entourage familial, n’ont pu préserver leur fierté qu’en assumant elles-mêmes leur indépendance financière. Notons toutefois que la pression exercée est probablement beaucoup moins forte que pour les garçons, dont on a souligné à plusieurs reprises, comme pour les salariés, à quel point le fait d’être diplômé pouvait devenir un poids parfois impossible à supporter. Alain Marie évoque le cas quelque peu inquiétant des jeunes chômeurs diplômés de Bamako ; menacés par leur milieu d’origine et tourmentés eux-mêmes intérieurement par leur incapacité à assumer leur devoir d’« avances-restitutions », ils sont, écrit l’auteur, condamnés à une « mort symbolique » [Marie, 1995a]. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’opter pour une logique strictement comptable des échanges, mais simplement de constater que la dignité de chacun passe par l’alternance, au cours du temps, des positions de créancier et de débiteur. Concernant l’éducation, cette exigence est d’autant plus forte que seule une minorité y a accès.

Dans ce jeu permanent de dons contre dons, où s’échangent, comme l’avait observé Marcel Mauss en d’autres lieux, aussi bien de la monnaie que des objets, des paroles, des coups, de l’honneur ou encore du prestige [Mauss, 1993a (1950)], l’étendue des réseaux de relation détermine en partie la position de chacune. On note tout d’abord, nous l’avons déjà vu, l’importance du réseau familial (la « famille » étant parfois malléable et flexible à merci) ainsi que celle des groupes féminins auxquels les femmes participent, ces derniers étant autant d’opportunités d’accès à des sources de financement comme de création d’un réseau de clientèle. On note ensuite l’influence parfois décisive des contacts établis avec la sphère dite « formelle ». Bénéficier, directement ou indirectement, de revenus du salariat, est un premier avantage possible ; c’est aussi la possibilité de pénétrer ce milieu afin de se constituer une clientèle, dont le principal attrait est la solvabilité. On note enfin la portée des responsabilités exercées dans les milieux politiques et religieux et les relations entretenues avec les personnalités de ces mêmes milieux.

Afin de saisir toute l’ambiguïté de ce manège incessant de dons contre dons, il convient également de souligner, toujours à la suite de Mauss, l’ambivalence des relations nouées. Être endetté, c’est manifester et exprimer son appartenance à un groupe. Dans un contexte où l’accès au crédit ne se déploie qu’au travers des relations de connaissance, s’endetter témoigne de la confiance d’autrui ; multiplier les dettes est un signe incontestable de solvabilité et de crédibilité. Toutefois si la relation de dette exprime une relation privilégiée, à tout moment elle peut se retourner contre le débiteur ; à tout moment, le créancier peut décider d’« étouffer » le débiteur, qui devient son obligé.

Le mode de fixation du taux d’intérêt met en évidence cette ambivalence. Ce dernier est rarement fixé à l’avance. Il se détermine au cours de la transaction et obéit à un double arbitrage : la préférence pour le présent, et donc le coût du temps, et le rapport social entre les deux partenaires [Baumann, 1998a]. Pour certains biens, les taux atteignent parfois 30 voire 50%, pour des périodes variant entre une semaine et deux mois ; or l’objectif n’est pas la rémunération, car bien souvent la commerçante préférerait vendre comptant pour éviter de bloquer une partie de son capital : c’est bel et bien le coût du temps qui s’exprime ainsi. Inversement, il arrive que le prêt soit « gratuit ». Mais cette apparente gratuité, est trompeuse : elle masque une obligation de fidélité. Ainsi, certains boutiquiers obligent leurs clientes endettées à acheter des denrées qu’ils ont du mal à écouler. Lorsque les femmes s’endettent pour acheter des semences, le prêt est parfois « gratuit », mais elles seront parfois contraintes d’accorder à leurs prêteurs (ou leurs prêteuses) des prix préférentiels lors de la récolte. À l’inverse, il arrive que certains remboursent plus que ce qu'ils doivent formellement ; un tel geste de reconnaissance crée un déséquilibre qui implique que la relation continue [Baumann, 1998a]. C’est en tenant compte de cette ambivalence qu’il est possible d’isoler un nombre limité de trajectoires types.

L’ensemble des droits et des obligations de chacun, tels que la personne les perçoit et les fait valoir, détermine ce qu’Amartya Sen appelle une carte à l’échange (exchange map). Cette carte peut être représentée graphiquement : droits et obligations sont représentés en abscisse et leur inscription dans le temps (passé et futur) est représentée en ordonnée. En théorie, une obligation assumée dans le passé (quart sud-ouest) donne un droit dans l’avenir (qui serait situé dans le quart nord-est). Lorsque la symétrie est parfaite, la carte se traduit par un cercle.

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Figure 9. Carte à l’échange. Situation fictive d’équilibre.

Une carte à l’échange parfaitement équilibrée n’est que fictive. En pratique, l’équilibre entre droits et obligations n’est jamais assuré. Il obéit à une réciprocité généralisée, susceptible de s’étaler sur plusieurs générations. En outre sur le court et moyen terme, la symétrie dépend de la capacité de chacun à faire valoir ses droits, elle dépend également de la « fiabilité de la mémoire communautaire » [Mahieu, 1989, p. 732]. Tout ce qui relève du futur n’est donc que potentiel. Une femme qui se marie acquiert par son mariage un droit de protection matérielle de la part de son époux. Des parents qui élèvent leurs enfants sont normalement assurés d’être assistés lors de leurs vieux jours. Dans les deux cas, cette protection n’est qu’hypothétique, et elle dépend en partie des moyens dont dispose chacun pour revendiquer ses droits.

Certaines obligations futures sont inconnues (un aléa quelconque, un membre de la famille qui tombe malade, un décès à financer, un vol de marchandise, etc.) et seront plus ou moins lourdes à supporter selon la situation de chaque femme. Enfin, la femme qui n’assume pas ses obligations s’expose à payer un lourd tribut dans l’avenir : rompre un mariage organisé par la famille, quitter le domicile conjugal ou familial, arrêter ses études avant d’être diplômée, etc.

Il est possible d’élargir le raisonnement à l’ensemble des dettes et créances de court et moyen terme. Évaluer leur encours offre un premier éclairage, néanmoins insuffisant. Il faut aussi apprécier la crédibilité des créances en cours (quelles sont les probabilités de remboursement ?) ainsi que les opportunités d’accès à des dettes supplémentaires. Il faut également estimer le vécu de ces dettes et de ces créances (est-il plus proche d’un sentiment de dominé ou de dominant ?).

S’il règne une discipline, parfois intangible, au sein des réseaux d’échange féminins, assurant ainsi un certain équilibre des dettes, dès que l’on pénètre l’espace anonyme des marchés, la règle n’est plus la même car la concurrence acharnée profite aux plus opportunistes. Les créances insolvables, nous allons le voir, sont une source d’embarras permanente, à tel point qu’une bonne commerçante se distingue par son charisme mais aussi son intransigeance à l’égard des « mauvais payeurs ». Les créances obtenues lors d’une cérémonie familiale, sont par exemple des droits beaucoup plus fiables que les créances douteuses accordées à certains clients ou que la pension que doit verser le père des enfants.

Selon les situations, on obtient alors des cartes à l’échange plus ou moins déformées : déformation au profit du quart sud-ouest lorsque des obligations assumées dans le passé ne sont pas compensées par autant de droits effectifs dans le futur ; déformation au profit du quart nord-ouest lorsque des obligations non assumées par le passé sont reportées sur l’avenir.