A. La rente de situation : femmes salariées et épouses de salariés 

Bénéficier de revenus réguliers, que ce soit de manière directe ou interposée (pour une femme, transfert de la part de son époux, de son père, d’un frère, etc.), expose quiconque à de multiples sollicitations de la part de son entourage. Certains chercheurs sont allés jusqu’à chiffrer ce phénomène. Ainsi François-Régis Mahieu, en s’appuyant sur des données statistiques (notamment des enquêtes sur les conditions de vie des ménages), calcule le ratio entre revenu déclaré et transferts communautaires, en déduit un « taux de pression communautaire », et montre à quel point les fonctionnaires d’Abidjan ont tendance à être « écrasés » par les obligations qui découlent de leur statut [Mahieu, 1995]. Il est certain que cette pression s’exerce de manière beaucoup plus forte sur les hommes ; la coutume énonce que la protection matérielle de la famille est de leur ressort, tandis que les femmes, elles, sont normalement libres d’employer leurs revenus comme bon leur semble. La crise aidant, il semble toutefois que les femmes n’échappent pas complètement à la dite pression. Celles que nous avons rencontrées ne sont pas « écrasées » ; simplement elles s’adaptent afin de tenir leur rang, notamment en développant d’autres activités rémunérées.

Encadré 2. Élargir ses activités pour assumer davantage d’obligations. Illustrations.

  • Ainsi, Meïmor, 42 ans, est institutrice à Mbour et mène parallèlement une petite activité de couture et de teinture. Entre son salaire (25 000 F CFA mensuel) et les ventes de vêtements et de tissus, son revenu mensuel oscille entre 25 000 et 35 000 F CFA, ce qui, théoriquement, la met à l’abri de toute privation. Mais elle a cinq personnes à charge, ses trois enfants et deux neveux dont la charge lui a été attribuée compte tenu de ses « moyens ». Son mari travaille sur des chantiers du port de Dakar ; il n’est là que de manière épisodique et sa participation aux dépenses familiales l’est tout autant. Elle reçoit régulièrement de la famille en visite et passe une partie de sa journée à régler et « débrouiller » des « problèmes » de toute sorte. Elle ne s’en plaint pas. Elle sait qu’elle est « privilégiée » parce qu’elle a « un travail », ce dernier terme étant réservé précisément à toute activité susceptible de fournir des revenus réguliers, soit une activité salariée.
    Citons également le cas de Ndioro. Elle a 58 ans ; dactylographe depuis vingt ans au tribunal de Thiès, elle a décidé il y a quelques années de compléter son salaire en vendant des vêtements qu’elle confectionne elle-même. Elle trouve son salaire bien maigre (25 000 F CFA par mois) et surtout très largement insuffisant compte tenu des multiples charges qui lui incombent. Elle vit seule avec ses cinq enfants. Son époux a émigré en France et lui envoie régulièrement une pension d’un montant d’environ 45 000 F CFA par trimestre. Avec ces deux sources de revenus relativement fixes, elle est considérée comme l’un des « piliers » de la famille élargie. Cette position lui assure une certaine autorité ; « aucune décision n’est prise sans son avis », dit-elle. Mais ceci a un prix : elle a de lourdes responsabilités financières, notamment celles d’assurer la scolarité d’une « ribambelle » de neveux, et d’être sollicitée en permanence pour héberger quelque frère, soeur, cousin ou cousine. Elle parle en plaisantant de « tous ses parents qui te submergent de babord à tribord ». C’est pour être encore plus « large » qu’elle s’est lancée dans la couture. Elle a acheté sa première machine à coudre en économisant sur son salaire. Ses collègues de bureau, clientèle de base lors du lancement et de la promotion de sa toute première affaire, l’ont largement soutenue. Aujourd’hui sa clientèle s’est élargie ; les marges sont très variables car la demande est saisonnière. En récapitulant les ventes de l’année passée, elle estime avoir gagné environ 30 000 F CFA. Dès que « les temps sont difficiles » notamment pendant l’hivernage, les clients ont du mal à payer. Il faut donc être patient. « Savoir attendre » est son premier atout, car dans ce domaine, la vente à crédit est une règle. Jouir d’une certaine influence locale en est un second, car « même si ça traîne, les gens sont obligés de te payer ». Elle s’occupe par ailleurs d’une garderie d’enfants, qu’elle a montée avec l’aide du chef de quartier, ancien collègue de travail de son époux. Résolvant ainsi le problème épineux auquel la plupart des femmes sont confrontées, elle bénéficie aujourd’hui d’une réputation sans équivoque qui facilite largement « ses affaires ».


    Source : Enquêtes Guérin [1997a]

Répétons-le, salariées et épouses de salariées occupent de toute évidence une position privilégiée par rapport à celles qui ne comptent que sur le commerce pour assurer leur survie. Il leur est beaucoup plus facile d’exercer une activité nécessitant un capital fixe important (restauration, location de calèche, vente de glace, etc.) et / ou des charges régulières (payer un local pour une gargote, embaucher, de manière régulière ou non, une stagiaire ou un apprenti pour le ménage, le service, l’entretien, etc.). C’est ici que l’on trouve également les commerçantes spécialisées dans les produits dits de luxe (bijoux, produits cosmétiques, chaussures, vêtements importés) : elles peuvent se permettre d’« attendre » les paiements, nous l’avons vu, car dans ce domaine, la vente à crédit est la règle. Les échéances oscillent entre un et trois mois, et les prix atteignent parfois le double du prix initial. À travers leurs relations professionnelles, elles peuvent également compter sur un réseau de clientèle aisée. L'idéal est de pouvoir s'arranger avec le comptable de l’institution qui prélèvera sur le salaire du client ou de la cliente le montant de la marchandise achetée.

Leur carte à l’échange peut être représentée, de manière très schématique, par la figure ci-dessous. La carte est à la fois large et relativement équilibrée.

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Figure 10 Carte à l’échange et rente de situation
Tableau 15. Caractéristiques économiques, financières (en F CFA) et sociales des commerçantes disposant d’une « rente de situation »
Types d'activités Caractéristiques sociales Fonds de roulement Vitesse de rotation du fonds de roulement Investissement en capital fixe Charges mensuelles Revenus
(approximation)
Commerce de détail en produits de luxe :
- produits de beauté
- bijoux
- vêtements importés
Facteur de réussite : réseau de clientèle « solvable » (fonctionnaires) 20 000
à 70 000
Mensuel ou bimensuel Négligeable Activité très saisonnière
Périodes de forte activité (tabaski et kharité, deux mois dans l’année) : 10 000 à 50 000 / mois
Cérémonie (événement ponctuel) :
5000 à 15000
Reste de l’année : 1000 à 10 000 / mois
Artisanat de production :
- couturière
- teinturière
Facteur de réussite : réseau de clientèle bien établi

Matériel collectif (groupement féminin ou famille)
40 000
à 75 000
Un mois à trois mois 20 000 à
50 000
Artisanat de production ou de service :
- restauratrices
- calèche
- couturière avec salon
- vente de glace
Facteur de réussite : réseau de clientèle bien établi

Charges fixes qui exigent une activité salariée (la commerçante elle-même ou son époux)
Très variable
Très variable 100 000 à 500 000 Personnel
(5 500 à 10 000 / mois)
Activité plus régulière :
3000 à 20 000 / mois
Source : Enquêtes Guérin [1997a]