C. Se créer une clientèle d’obligé(e)s

Si certaines sont traquées par leurs dettes, d’autres femmes au contraire pratiquent délibérément la vente à crédit. C’est le meilleur moyen de fidéliser durablement leur clientèle. De plus, « chacun y trouve son compte », disent-elles : le client « a le temps de voir venir », et pour elles, c’est « comme de l’épargne ». Certaines organisent d’ailleurs consciencieusement les échéances, de telle sorte que le remboursement de leur client coïncide avec leurs propres remboursements. Du fait de la difficulté incessante à dégager des liquidités, cette technique leur évite d’avoir à jongler pour respecter leurs échéances. C’est donc un cloisonnement qui facilite la gestion.

Ce n’est pas tout : vendre à crédit est incontestablement un moyen d’élargir leur pouvoir et leur « surface » sociale. Les créancières contrôlent ainsi un réseau de débiteurs (la plupart sont des débitrices), dont les dettes se régleront d’une manière ou d’une autre. Services, prestations, travaux divers et variés : les débitrices les plus régulières sont condamnées à occuper un véritable statut de dépendante à leur égard. Contrairement aux « dépendantes », elles se vantent de n’avoir jamais subi aucune défaillance. Obliger les débiteurs à payer coûte que coûte n’est pas pensable ; en revanche, il est toujours possible d’imaginer des « arrangements », et plus le remboursement traîne, plus les obligations s’alourdissent avec le temps. Ainsi cette grande commerçante de tissus qui a aidé l’une de ses clientes à se lancer dans la couture en finançant le matériel de départ. Désormais, la cliente n’a guère d’autre choix que de s’approvisionner chez celle qui est devenue sa « marraine » ; et surtout elle s’engage à la remplacer sur sa place de marché lorsqu’elle s’absente.

Citons aussi l’exemple de cette commerçante d’import-export avec le Mali ; lors de l’un de ses nombreux voyages en train au Mali, il lui est arriver de « débrouiller » une « débutante », en s’arrangeant avec un douanier qui la menaçait du retrait total de sa marchandise. Depuis, la « débutante » a fait ses preuves ; c’est elle qui se charge régulièrement de l’approvisionnement et lui évite de se déplacer.

Dans la même optique, le crédit fournisseur est rarement perçu comme un problème, il est souvent sans conditions et permet ainsi de pouvoir vendre soi-même à crédit, stratégie indispensable pour lutter contre la concurrence. Elles entretiennent généralement des relations privilégiées avec leurs fournisseurs : ceux-ci assurent l’approvisionnement tandis que les clientes leur assurent une fidélité, allant parfois jusqu’à l’obligation d’acheter certaines marchandises (les dits fournisseurs ayant du mal à les écouler).

La plupart de ces commerçantes participent à un voire plusieurs groupements féminins. On observe deux cas de figures ; soit elles sont présidentes ou « mères » du groupe, jouant alors un rôle protecteur à l’égard des commerçantes débutantes auxquelles elles prêtent régulièrement des fonds ou de la marchandise, cette protection leur garantissant en retour une certaine emprise ; soit elles appartiennent à des groupes homogènes ne regroupant que des « grandes » commerçantes, mêlant pratiques tontinières pour leurs investissements (avec des montants de lot qui peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers de F CFA) et principe de l’avance permanente pour leur fond de roulement, le montant pouvant atteindre ici 100 000 F CFA par mois.

En termes de carte à l’échange, cette pratique qui consiste à se créer une clientèle d’obligés se traduit par une déformation au profit des quarts sud-ouest (obligations passées) et nord-est (droits futurs).

message URL FIG705.gif
Figure 12. Carte à l’échange : se créer une clientèle d’obligés