Conclusion du chapitre

De cette exploration du quotidien des commerçantes sénégalaises, il ressort plusieurs enseignements.

Le premier concerne la tension permanente entre la volonté d’actualiser les appartenances communautaires et celle de s’en démarquer en partie afin de mener des projets personnels. La pluralité des pratiques monétaires et financières est la traduction même de cette tension. Les pratiques sont au coeur d’une dialectique incessante entre l’horizon du court terme et celui du long terme, entre les exigences de survie quotidienne et celle de la solidarité communautaire, entre les aspirations personnelles et les contraintes collectives. Pour faire face à cette tension, les femmes multiplient et cloisonnent les formes d’épargne, cette multiplicité leur permettant de s’assurer qu’elles respecteront leurs obligations ; elles prennent également des engagements les obligeant à épargner et visant à les protéger, autant des sollicitations d’autrui que de leurs propres tentations à la dépense.

Si toutes les femmes vivent cette tension au quotidien, le vécu des unes et des autres est ensuite très hétérogène. Tout dépend finalement de leur carte à l’échange. Le caractère très relatif des revenus est ici mis en évidence : l’analyse des flux doit être complétée par l’analyse des droits dont les femmes disposent et se sentent investies sur ces flux (leurs prétentions légitimes, pour reprendre l’expression de Sen). À quelles dépenses, à quels remboursements et à quelles obligations se sentent-elles acculées ? Si toutes se plaignent que « l’argent manque », car effectivement elles ont toutes un besoin permanent de liquidité, entre celles qui jouissent d’une certaine forme de rente de situation liée à des revenus réguliers mais qui de ce fait sont fortement sollicitées, celles qui se sentent pourchassées et harcelées par leurs créanciers, et enfin celles qui délibérément s’endettent et prêtent tour à tour afin d’amplifier leur réseau relationnel, on ne peut que constater la disparité des trajectoires. La typologie proposée est bien sûr caricaturale. Les frontières sont floues ; il s’agit plus d’un continuum que de catégories rigides. Les catégories proposées n’épuisent bien sûr pas l’extrême diversité des parcours personnels ; elles visent simplement à offrir une grille de lecture permettant d’appréhender plus aisément la complexité du réel.

Enfin, un dernier résultat concerne le caractère dynamique et évolutif des pratiques financières observées. Nous avions vu dans le chapitre précédent la manière dont les femmes parvenaient à s’appuyer sur leurs obligations communautaires pour mener à bien leurs activités commerciales. Une seconde condition s’avérait nécessaire pour que les femmes soient en mesure de stabiliser leur activité : l’accès à un financement régulier qui ne soit pas « absorbé » par les obligations communautaires sans pour autant rompre avec celles-ci. La rupture n’est ni souhaitable, ni envisageable. Si les pratiques financières collectives, de par leur capacité à combiner mutualisation des risques et intégration sociale, sont prédominantes, c’est en leur sein que les logiques individuelles sont susceptibles d’émerger. Les tontines étaient un premier pas dans cette voie ; elles témoignaient de la capacité des femmes à s’organiser pour pallier un déficit de droits tout en respectant leurs obligations communautaires. Les pratiques que nous avons observées au sein des groupes féminins montrent que les trajectoires personnelles se poursuivent et s’affirment. Celles-ci évoluent en faveur d’un usage davantage individualisé qui autorise une stabilisation de l’activité commerciale. Si cette évolution traduit la volonté d’autonomie des femmes, notons toutefois qu’elle est largement facilitée par l’accès à un crédit de type microfinance, considéré depuis quelques années comme l’outil de libération par excellence des pauvres, et notamment les femmes, d’un certain état de sujétion. Serait-ce un moyen de favoriser la liberté réelle et l’autonomie des femmes ?

Avant de nous interroger plus en détail sur l’impact potentiel de la microfinance, tournons-nous vers les pratiques monétaires et financières des femmes du Nord de la France. Au nom de l’État de droit, elles jouissent d’un privilège incontestable, celui de bénéficier de droits sociaux, et notamment de minima sociaux. Mais l’humiliation de la dépendance n’en est que plus forte. À l’instar des liens financiers noués par les commerçantes sénégalaises, le vécu de cette dépendance est lié au sentiment d’obligation dont les femmes se sentent investies en retour.