Introduction

Comment expliquer l’hétérogénéité des pratiques monétaires et financières des femmes bénéficiaires de minima sociaux ? Pourquoi, à niveau de revenu égal, certaines s’engouffrent dans la spirale du crédit alors que d’autres parviennent à équilibrer leur budget sans avoir à solliciter leur entourage ? Payer ses factures pour maintenir sa dignité ou au contraire les laisser s’accumuler sans le moindre remords, décliner tout secours possible ou au contraire optimiser le système d’aide, être terrifiée à l’idée de s’endetter ou au contraire multiplier les crédits : de l’« ascétisme » à la « déresponsabilisation », de la « honte » à la « revendication », tel est l’éventail des comportements possibles observés.

L’hypothèse de rationalité du consommateur comme comportement prospectif d’optimisation ne tient évidemment pas. Degré d’aversion vis-à-vis du risque et degré de prudence obéissent à d’autres critères (section 1). L’hétérogénéité des pratiques monétaires et financières doit être comprise à travers leur double dimension : à la fois mode de gestion de l’incertitude et mode d’expression de l’appartenance sociale. Dans leur fonction de gestion de l’incertitude, les pratiques résultent d’un jonglage permanent entre recettes et dépenses. On fait le même constat que pour les commerçantes sénégalaises, mais du fait d’une complexification croissante, à la fois des instruments monétaires et de l’environnement institutionnel, équilibrer un budget exige en outre de multiples capacités cognitives (section 2). Dans leur fonction d’expression de l’appartenance sociale, les pratiques révèlent le vécu de l’assistance. On est alors amené à s’interroger sur la manière dont les femmes interprètent leurs droits et parviennent à convertir leurs droits sociaux en droits réels. Les Françaises ont cet incontestable privilège de bénéficier de droits-créances, notamment les minima sociaux. Mais ces droits-créances ont toujours été des droits « limites », c’est-à-dire conditionnés, ne serait-ce qu’implicitement, par un comportement. Les pauvres sont-ils responsables de leur situation ou sont-ils victimes d’un problème de société ? La notion de droits subjectifs et légitimes, chère à Amartya Sen, prend ici toute sa force. L’interprétation est laissée à la discrétion de chacune ; elle est le fruit d’une dialectique entre jugement personnel et regard d’autrui, aussi bien celui de la famille, des pairs que des travailleurs sociaux. Ce n’est pas la crainte de sanctions matérielles qui donne un tel poids aux obligations et aux normes sociales : celles-ci sont intériorisées et s’expriment sous forme d’émotions. Pour une femme bénéficiaire de minima sociaux, la forme de sa carte à l’échange ainsi que ses stratégies déployées pour face à la précarité, sont largement influencées par cette interprétation et les émotions qui en découlent (section 3). On note enfin l’importance de la qualité des relations établies avec les banquiers, dont le droit de regard exercé sur les comportements budgétaires n’est pas sans effet. Relations instrumentales ou conflictuelles, sentiment de contrôle ou au contraire de dépossession mais aussi relations de confiance et de proximité : tel est l’éventail des formes de relations engagées, à la fois résultat et partie prenante des trajectoires de précarité (section 4)303.

Notes
303.

Ce chapitre s’appuie sur deux types d’enquêtes : des entretiens de type récits de vie, menés auprès de 35 femmes bénéficiaires de minima sociaux, dans le cadre de deux études (l’une réalisée pour le Centre régional de la consommation du Nord-Pas-de-Calais et l’autre réalisée pour la Mission recherche de la Poste), et des entretiens semi-directifs (40 au total), menés auprès du personnel de la Poste. La méthode et les différents contextes de collecte des données ont été décrits au chap. 3.