Section 1. La révision des critères de gestion

Les stratégies financières de certaines femmes se caractérisent par des comportements que l’on aurait tendance à qualifier d’« anormaux », d’« irrationnels » ou encore de « pathologiques » par rapport aux hypothèses traditionnelles de rationalité. L’une d’entre elles a particulièrement retenu notre attention car elle a parfois des conséquences dramatiques : l’incapacité à épargner pour faire face à des aléas (maladie notamment) comme à des charges importantes (eau, loyer, EDF, GDF). Le jour venu, elles sont contraintes de s’endetter et ce premier pas dans l’endettement est parfois le point de départ d’un véritable engrenage. L’« irrationalité » apparente devient encore plus forte lorsque ces mêmes femmes refusent de profiter d’une source de revenu exceptionnelle (par exemple travail temporaire, don d’un proche ou de l’aide sociale) pour épargner ou du moins pour colmater quelques brèches dans leur budget.

Comment l’approche microéconomique de la consommation et de l’épargne explique-t-elle ce type de comportements ? Outre les influences exogènes (offre de crédit et de placements financiers, système de protection sociale, fiscalité, inflation), la théorie postule que chacun procède à un arbitrage entre épargne et consommation qui tient compte des deux facteurs suivants :

L’arbitrage réalisé entre épargne et consommation traduit finalement le degré d’aversion au risque ainsi que le degré de prudence des agents. Lorsque la préférence pour le présent est supérieur au taux d’intérêt, on en conclut que l’agent est « impatient », car il refuse de substituer une partie de sa consommation à de l’épargne. Lorsque l’utilité maximisée n’est pas inter-temporelle, c’est-à-dire que la consommation est très sensible à des variables immédiates de revenu, et donc que l’agent consomme sans envisager l’accumulation d’un patrimoine pour sa retraite, on dit qu’il est « myope » [Arrondel et Masson, 1986]. Lorsqu’enfin l’agent n’épargne pas alors qu’il vit dans une situation risquée, on en conclut qu’il est « imprudent ». Selon ce type d’analyse, les pauvres seraient à la fois « impatients », « myopes » et « imprudents ». Deux remarques s’imposent d’emblée.

En premier lieu, les contraintes de liquidité sont peu, voire pas du tout envisagées. Or ici, elles sont telles que la substitution inter-temporelle entre consommation et épargne est d’emblée exclue. L’incertitude ne peut être compensée par de l’épargne de précaution, du moins dans sa forme monétaire.

En second lieu, on ne tient pas compte de la composition des revenus. Or la « myopie » des ménages modestes et pauvres ne viendrait-elle pas du fait que l’épargne est un bien de « luxe », c’est-à-dire manifestant une forte élasticité-revenu ? Diverses données statistiques montrent que la variable revenu est absolument décisive dans les comportements d’épargne. Elle détermine la régularité de l’épargne : un seuil minimal de revenu est nécessaire pour que les ménages soient en mesure d’épargner régulièrement [Babeau, 1997a]305. Elle détermine également les montants épargnés : l’élasticité-revenu du montant de l’épargne s’établit à environ 1,2 ; ce qui lui confère nettement le statut de bien de « luxe » [Loisy, 1999]306.

Toutefois, les deux raisons évoquées (contraintes de liquidité et élasticité-revenu de l’épargne) ne suffisent pas à expliquer l’absence de prévoyance en situation de très forte incertitude. Les pratiques ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des deux hypothèses déjà évoquées.

La première porte sur le contexte de forte incertitude et renvoie à la dimension fonctionnelle et cognitive de la gestion. Défauts d’anticipation, brouillage des repères temporels, difficultés à collecter et à traiter l’information sont autant d’éléments qui rendent le processus de décision tant délicat que malaisé.

La seconde porte sur le mode d’appartenance sociale et renvoie à la dimension émotionnelle de la gestion : les différents flux monétaires n’ont pas forcément la même « valeur » en fonction de leur origine, ce qui justifie l’« irrationalité » évoquée plus haut.

Notes
304.

La théorie du « cycle de vie », proposée par A. Ando et F. Modigliani, privilégie l’épargne en vue de la constitution d’un patrimoine qui financera la consommation pendant les vieux jours. La théorie du revenu permanent, développée par M. Friedman, retient également cette motivation mais, à travers la conservation du patrimoine, attribue également une grande importance au désir de laisser un héritage. L’analyse économique contemporaine tend à combiner les deux approches, en intégrant la notion de revenu permanent à la théorie du cycle de vie et en introduisant l’héritage comme motif secondaire d’épargne ou comme conséquence de l’incertitude sur la durée de la vie. Dans sa modélisation la plus simple, on obtient une courbe d’épargne en « cloche » : l’épargne est positive durant la période d’activité et négative durant la période de retraite. Des modélisations plus complexes prennent en compte l’imperfection de marchés, les éventuelles contraintes de liquidités et l’incertitude (ce qui entraîne la constitution d’une épargne de précaution), les dispositifs institutionnels susceptibles d’avoir une influence directe sur les taux d’épargne (transferts publics, fiscalité, régimes de pension obligatoire, dette publique, les effets de patrimoine (dus à l’inflation ou à l’évolution du prix des actifs) et enfin les possibilités d’endettement des ménages.

305.

Données issues de l’enquête OPERBAC menée par le Centre de Recherche sur l’Epargne et le Patrimoine (CREP) à partir de 20 000 observations individuelles réalisées entre fin 1994 et début 1996.

306.

Les statistiques ont été établies à partir de l’enquêtes Budget Famille 1995 de l’INSEE.