§2. Imprévoyance et défauts d’anticipation

Revenons au comportement « irrationnel » évoqué plus haut : l’absence de prévoyance. Si les femmes étaient capables d’anticiper, c’est-à-dire d’évaluer à long terme l’option « épargne » et l’option « endettement » et de les comparer, elles réaliseraient que la première leur est beaucoup moins coûteuse d’un point de vue monétaire. Georges Akerlof [1991] propose une analyse des comportements d’épargne et de consommation a priori « irrationnels » en s’appuyant sur des travaux de psychologie cognitive. Il se focalise sur un type particulier de comportement « pathologique » : ceux de « procrastination », c’est-à-dire le fait de remettre à plus tard une tâche demandant un effort ou un sacrifice. L’analyse en termes de préférences inter-temporelles de la théorie néoclassique (l’individu n’épargne pas car il a une préférence absolue pour le présent) fournit selon lui une explication tautologique. Il propose de décomposer le comportement de non épargne en somme de petites décisions ; ne pas épargner apparaît alors comme le résultat d’une succession d’arbitrages entre épargne et consommation qui se sont soldés à chaque fois par le choix de cette dernière. Chaque choix pris isolément n’entraîne qu’une faible perte ; en revanche le cumul des choix dans le temps finit par engendrer une perte importante que les personnes n’ont pas évaluée. Selon l’auteur, un triple défaut intervient dans l’absence d’anticipation.

Tout d’abord, la personne n’estime pas correctement les coûts à court terme des alternatives choisies sans en envisager les conséquences à long terme ; elle a tendance à surévaluer les coûts à court terme, cette surévaluation est d’autant plus logique dans un contexte d’incertitude forte que de fait, la préférence pour le présent est forte.

Ensuite, la personne ne prévoit pas le fait que le lendemain, elle ne sera pas plus incitée que la veille à prendre une résolution.

Enfin, chaque nouvelle décision se justifie à partir de la précédente. Émerge progressivement une norme d’action qui se renforce au fur et à mesure de la répétition. On assiste alors à un effet cumulatif d’autant plus marqué que peu à peu, la personne va tendre à adapter ses croyances et ses valeurs au modèle de comportement qu’elle a adopté.

L’absence d’une épargne, pour peu qu’elle soit envisageable matériellement, s’explique en partie de cette manière. L’achat régulier de tickets de loterie ainsi que les achats très fractionnés de nourriture, deux comportements fréquemment observés, obéissent à la même logique. En dépit de leur régularité et de leur fréquence, l’insignifiance du montant de chaque dépense conduit l’acteur à sous-évaluer le montant global312. Les achats très fractionnés de nourriture peuvent également se comprendre dans cette optique. Ainsi certaines femmes vont au supermarché tous les jours ; elles ont le sentiment d’acheter le strict minimum et de dépenser peu chaque fois alors qu’au total, l’absence de budgétisation les conduit à dépenser davantage.

De ce défaut d’anticipation, Akerlof en déduit que les personnes sont finalement incapables de maximiser leur utilité « réelle », et que seul un cadre contraignant - il évoque l’idée d’un système d’épargne forcée -, permettrait aux personnes de prendre une décision optimale. Si l’argument est peut-être valable dans certaines situations (par exemple le fait que l’épargne retraite soit obligatoire, exemple cité par l’auteur), ici en revanche, nul besoin de recourir à un cadre contraignant. Sans vouloir trop souligner l’illégitimité de ce type d’argumentation (peut-on forcer les pauvres à épargner sur leur maigre budget ?), nous pouvons assurer, comme pour les sénégalaises, que bon nombre de femmes sont conscientes de leur propre « faiblesse », pour reprendre le terme de Jon Elster [1986a]. Elles sont aussi parfaitement capables d’imaginer des moyens détournés pour y remédier, en s’imposant elles-mêmes des contraintes les obligeant à la restriction et à l’épargne.

Avant d’approfondir ce point, arrêtons-nous sur d’autres comportements a priori « pathologiques ». On constate que certaines femmes ont recours au crédit alors qu’elles manifestent à l’égard de ce type de pratique une très forte réticence. Ici encore, le fait de décomposer le comportement en somme de petites décisions permet de mieux comprendre les processus cognitifs à l’oeuvre. Les analyses de marketing montrent que les personnes sont bien plus sensibles aux montants des échéances de remboursement qu’au montant total du coût du crédit [Dubois, 1994]. Lorsque les échéances sont de faible montant, ce qui est très souvent le cas des crédits à la consommation destinés aux familles modestes, le seuil psychologique de ce que les personnes considèrent comme un crédit « dangereux » ou « mauvais » n’est pas atteint ; elles sont ainsi incitées à s’endetter sans pour autant que cette décision entre en contradiction avec leurs représentations [Cusin, 1998]. Un ordinateur acheté à crédit pour un coût de 100 francs par mois, quelle qu’en soit la durée, est considéré bon marché. La personne n’a pas conscience de dépasser le seuil critique, en raison de la faible importance des conséquences de chacune des décisions prises. C’est ici que l’insuffisance d’information des consommateurs ainsi que « l’agressivité » des établissements de crédit, pour reprendre les termes du Conseil national du crédit et du titre [1996], jouent un rôle particulièrement pervers. Non seulement le coût total du crédit n’est pas annoncé explicitement, mais en outre, les termes utilisés (tels que « avance », « réserve ») laissent à penser que le prêt est gratuit, alors que les taux d’intérêt annuels varient généralement de 15 à 20% [Canu, 1995].

Encadré 5. Comportements de « procrastination ». Illustrations.

Face à de tels comportements, remarquons toutefois que l’hypothèse du « seuil de conscience », proposée plus haut, ne saurait être la seule explication. Les arguments évoqués par les femmes peuvent aussi s’interpréter comme un moyen, plus ou moins conscient, de s’auto-justifier face à une attitude qu’elles jugent par ailleurs condamnable, mais qu’elles se voient contraintes d’adopter pour faire face à un niveau de consommation incompressible. Les personnes sont capables de prendre de la distance par rapport à leurs propres préférences et elles peuvent préférer en développer certaines plutôt que d’autres, jugement qui peut être qualifié de métapréférence [Elster, 1986a ; Hirschman, 1986 ; Sen, 1993a]314. L’éventuelle incompatibilité entre préférence et métapréférence est susceptible de provoquer un conflit interne ; ici en l’occurrence, les femmes sont tiraillées entre le désir de se procurer un bien de consommation (préférence) et celui de ne pas recourir au crédit (métapréférence) ; d’où l’existence de comportements parfois contradictoires, que d’aucuns jugeront irrationnels car incohérents mais qui ne font qu’exprimer la pluralité de préférences que toute personne normalement constituée est amenée à connaître315.

Remarquons enfin la dimension sociale et symbolique de la consommation : les comportements cités traduisent aussi, tout simplement, le fait que les pauvres n’ont pas uniquement besoin de satisfaire des besoins physiologiques. Le « sentiment d’appartenance » sur lequel insistent longuement Sen comme Rawls, est tout aussi essentiel, or il passe en grande partie par la consommation, nous y revenons plus loin316.

Notes
312.

Nous avons comparé ici les femmes qui font leurs courses de manière hebdomadaire et mensuelle avec celles qui ne font que des achats fractionnés.

313.

Les entretiens étaient anonymes. Des prénoms fictifs ont été donnés aux personnes. Les extraits cités sont issus d’entretiens enregistrés. Les citations n’ont pas été du tout modifiées et sont retranscrites dans leur forme initiale. La condition sociale des femmes enquêtées est à chaque fois précisée entre parenthèse afin de donner plus de sens aux extraits.

314.

La question des métapréférence a été abordée plus en détail au chap. 1 (sect. 2).

315.

À moins d’être un « idiot rationnel », comme le suggère Sen [1993a, p. 107].

316.

Reprenant les travaux de Maurice Halbwachs, D. Vallat a largement développé ce point en l’adaptant aux vécus contemporains de pauvreté [Vallat, 1999, pp. 125 sq.]