§3. Un brouillage du rapport au temps

Dans certains cas, l’absence de prévoyance se traduit également par une absence de comptabilité et de budgétisation. Les dépenses se font au jour le jour. Or, avec des montants de revenus aussi faibles, équilibrer dépenses et recettes ne peut faire l’économie d’un travail de budgétisation. Budgétiser consiste d’abord à évaluer l’ensemble des recettes, en considérant les recettes aléatoires (notamment la pension versée par le père des enfants). Cela consiste ensuite à évaluer l’ensemble des dépenses (dépenses incompressibles du quotidien, mais aussi celles qui sont moins régulières comme les charges). Cela consiste enfin à anticiper les éventuels aléas et les dépenses imprévues. En l’absence de budgétisation, il est fréquent qu’il n’y ait « plus rien », dès le quinze du mois. Non seulement la restriction s’impose jusqu’au mois suivant ; mais il faut trouver de quoi finir le mois. Deux alternatives, pas forcément incompatibles, sont envisageables. On note d’abord le recours à la famille, avec tous les effets susceptibles d’en découler en termes de sentiment de dépendance. On note ensuite la « chasse » aux aides caritatives – Croix rouge, Secours catholique, Secours populaire, Restaurants du coeur, Emmaüs, etc. – ainsi que les démarches auprès des services sociaux pour bénéficier d’aides spéciales.

Si la budgétisation exige certaines compétences techniques, elle nécessite également, et peut-être surtout, une aptitude à se représenter la succession d’actions dans l’échelle du temps et à se situer soi-même sur cette échelle du temps. Budgétiser, c’est entreprendre un travail d’anticipation, l’anticipation étant elle-même une représentation personnelle relative à un événement futur, généralement aléatoire. Comme la monnaie, l’anticipation, quel que soit son domaine d’application, constitue un lien entre le passé, le présent et l’avenir. Les acteurs s’appuient sur les expériences passées pour construire leurs représentations de l’avenir.

Épargner, c’est renoncer à une consommation présente ; cela exige aussi une certaine projection dans le futur. Comme l’avait montré Georges Katona [1975], les épargnants se distinguent des non-épargnants par leur degré d’optimisme vis-à-vis de la conjoncture et leur vision de l’avenir. Pourquoi, à revenu égal, les ouvriers immigrés (espagnols, portugais, maghrébins) font preuve d’une très forte propension à épargner, tandis que leurs homologues français, non seulement n’épargnent pas, mais tendent facilement à tomber dans la spirale de l’endettement ?317 Les premiers font des projets, notamment celui de retourner au pays, d’investir dans de la terre et de montrer qu’ils « ont réussi » [Salmona, 1990], ‘« ils se projettent dans l’avenir au prix du présent » [Pétonnet, 1985, p. 183]’ ; les seconds en revanche n’ont pas d’autre anticipation que le crédit, ‘« pas d’autre latitude que d’inclure l’avenir dans le présent qui les emprisonne » [ibidem]’.

Épargne et anticipation sont au coeur d’une articulation entre la mémoire et le projet. Or que se passe-il ici ? La dimension chaotique et décousue des trajectoires personnelles bouscule les repères temporels. La préoccupation incessante de survie limite considérablement l’échelle de la durée, tant celle du passé que celle de l’avenir. C’est aussi l’absence de projet qui limite l’horizon des anticipations. Lorsque l’avenir s’annonce trop incertain et morose, quelle projection peut-il y avoir ? Fuir l’avenir est encore le meilleur moyen d’éviter de sombrer dans un pessimisme absolu. Les difficultés de projection, nous le verrons plus loin, sont de plus renforcées voire exacerbées par des émotions « négatives ». Concernant le passé, il arrive qu’expériences et souvenirs douloureux bloquent le retour en arrière et figent la mémoire.

Ainsi, chez certaines femmes, non seulement la focalisation sur le très court terme prime, mais la perte de repères temporels limite les capacités de prévision et donc de budgétisation. Réciproquement, l’absence de maîtrise de ses propres avoirs renforce forcément le brouillage du rapport au temps. Ne pas maîtriser son budget rend l’avenir d’autant plus incertain ; et plus l’avenir est incertain, plus la projection dans l’avenir est difficile. Si l’anticipation implique toujours une dose d’incertitude, elle ne se réalise qu’étayée par un minimum d’informations. En son absence, se met alors en place un processus cumulatif difficile à enrayer.

Remarquons enfin les effets déstabilisants des outils de paiement scripturaux dans ce rapport au temps. Certes, on note des difficultés de manipulation ; ainsi certaines femmes refusent le chéquier car elles appréhendent l’écriture du chèque. Mais c’est surtout la maîtrise des flux qui s’avère problématique. Avec des supports dématérialisés, la gestion se complexifie. La succession logique, acquisition d’un revenu, avoir, dépense de ce revenu, est doublement remise en question. Non seulement l’offre de crédits à la consommation a tendance à s’accroître, mais encore chéquier et carte bancaire offrent de multiples opportunités d’endettement : délais d’encaissement, paiement par carte bancaire avec prélèvement en fin de mois ou encore prélèvement automatique. Un double décalage se produit : le premier s’opère entre l’acquisition d’un revenu et la dépense autorisée par ce revenu, le second entre l’achat et le prélèvement du montant correspondant à cet achat [Canu, 1995]. La carte bancaire complique vraiment la mémorisation de la gestion des ressources et des dépenses, et brouille les possibilités de maîtrise mentale des flux [Salmona, 1990]. Lorsque les personnes multiplient les cartes de paiement, ce sont autant d’échéances diverses à gérer, ce qui complexifie d’autant le travail de budgétisation.

Cependant, difficultés de budgétisation et d’anticipation n’impliquent pas une absence totale de prévision : elle prend des formes détournées, mais elle existe.

Notes
317.

C’est le constat issu de plusieurs études, notamment celle réalisée par C. Pétonnet [1985] au cours des années soixante et soixante-dix auprès de ménages de « smicards » et celle de M. Salmona [1990], réalisée au cours des années quatre-vingt dans les milieux ouvriers du Nord de la France, de la banlieue parisienne, et dans des milieux ruraux du Centre de la France.