A. Le cloisonnement des flux

La fongibilité monétaire, nous avons déjà largement insisté sur ce point, n’est qu’un idéal-type qui ne correspond guère à la réalité ; bien au contraire, les flux monétaires sont « éclatés et différenciés » [Salmona, 1990, p. 8]. Quels que soient les milieux culturels et sociaux, chacun a tendance à décomposer son budget en sous-ensembles marqués et destinés à des usages précis. Cette pratique mentale répond à une exigence psychique de pouvoir maîtriser sans support matériel ses flux monétaires. Elle permet également d'anticiper :

‘« chacun a besoin de pouvoir se représenter par lui-même, de manière dynamique et en permanence, les mouvements d'argent supports de sa vie quotidienne » [Salmona, 1990, p. 9]. ’

Ce type de pratique est toutefois particulièrement marqué chez les personnes en situation précaire : d’une part le souci de l’équilibre est plus problématique [Vallat, 1999], et d’autre part bon nombre d’entre elles ne maîtrisent pas bien les techniques de comptabilité écrites. C’est le « tout dans la tête » qui prévaut [Salmona, 1990, p. 10]. Et ce sont bien sûr les femmes les premières concernées par ces routines de gestion familiale.

Ce processus de cloisonnement vise avant tout à simplifier les comptes. Il s’agit tout simplement d’un mode de gestion : la mise en correspondance entre entrées et sorties facilite l’équilibre final. Telle source de revenu va servir à financer telle consommation. Par exemple, le salaire est destiné aux charges et autres grosses dépenses, les allocations familiales aux dépenses domestiques et aux vêtements ; les revenus exceptionnels (travail temporaire, petit boulot « au noir », stage rémunéré, pension du mari lorsqu’elle est irrégulière, etc.) vont être affectés pour certaines femmes à des « extras » (par exemple un nouvel appareil ménager, des vêtements neufs aux enfants, une coupe de cheveux chez le coiffeur), pour d’autres à de l’épargne.

Il arrive que cloisonnement ne soit pas seulement psychique mais se matérialise par la répartition des recettes monétaires sur différents comptes, ce qui simplifie d’autant la gestion. Par exemple, le compte courant est destiné aux dépenses quotidiennes, le livret A aux charges ; ou encore le compte de l’épouse reçoit les allocations et les différentes aides qui seront destinées à payer les dépenses quotidiennes et le compte de l’époux servira à payer le reste. On observe aussi que pour les femmes qui vivent en couple, ouvrir un compte à leur nom est parfois un moyen d’éviter les dépenses excessives de leur époux, notamment l’utilisation de ce qui est réservé aux enfants. Cette sectorisation, qui n’est que la reproduction du principe des « enveloppes », se traduit quelquefois par des opérations de retrait et de dépôt distinctes318. Lorsque les femmes viennent au guichet de leur agence bancaire, simultanément elles retirent une somme et elles en déposent une, et chaque opération correspond à une dépense ou à une source de revenu particulière. Ainsi Josiane (57 ans, divorcée, 8 enfants dont 1 à charge, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme) vient déposer la pension alimentaire versée par son ex-mari, soit 1 200 FF ; celle-ci servira à payer charges et loyer par virement automatique. Elle retire ensuite le montant nécessaire pour les courses hebdomadaires, soit 350 FF. Elle aurait pu se contenter de déposer 850 FF, mais distinguer les deux opérations permet de mieux mémoriser et surtout de ne pas se tromper. Cette manoeuvre pose d’ailleurs de nombreux malentendus entre clients et guichetiers, qui ne comprennent pas pourquoi leurs clients s’obstinent à multiplier les opérations alors qu’une seule suffirait.

Multiplier les comptes joue également un rôle d’incitation. Ouvrir un compte destiné au paiement des charges dans une autre banque que celle du compte courant, permet de s’assurer que le quotidien n’empiètera pas sur les charges. On observe le même raisonnement pour l’épargne : Marguerite a ouvert un compte dans deux banques différentes, l’un pour ses dépenses courantes, l’autre pour son épargne, elle « n’aime pas mettre ses oeufs dans le même panier », mais

‘« c’est aussi la façon que je vais pas retirer facilement comme j’y vais jamais [...] ça évite de bouffer l’épargne » (M., 52 ans, mariée, 2 enfants, femme au foyer, mari salarié, titulaire du certificat d’étude, impliquée dans diverses activités associatives). ’

Certaines femmes préfèrent payer leurs charges ex ante par un mode de facturation prévisionnel ; lorsqu’elles ont consommé moins que prévu, elles sont remboursées de la différence et c’est pour elles de l’épargne forcée. Dans un quartier de Marq-en-Baroeul (banlieue de Lille), le paiement prévisionnel a été remplacé par un paiement sur facture post consommation depuis que la gestion de l’eau a été déléguée à un prestataire de services privé ; supposé être plus juste, ce nouveau système n’est guère apprécié par certaines clientes qui regrettent cette sorte d’épargne forcée.

Les flux monétaires n’obéissent pas seulement à un souci sécuritaire : l’origine des flux influence également leur affectation. Prenons l’exemple de Marie-Thérèse. Il lui est difficile d’épargner en vue des charges bimensuelles (téléphone) ou trimestrielles (EDF), leur paiement est donc mensualisé :

‘« ça aide à mieux gérer, on se dit bien que la facture va tomber, on met l’argent de côté puis on finit bien par taper dedans et on le remet jamais » (M.-T., 53 ans, divorcée, 5 enfants dont 2 à charge, bénéficiaire de l’allocation de solidarité spécifique, sans diplôme). ’

Les allocations familiales sont versées sur un compte de la Caisse d’Épargne, la somme est affectée à l’ensemble des dépenses effectuées par prélèvement automatique : loyer, charges, remboursement de crédit. Ce dernier poste de dépense lui a toutefois posé problème : est-ce légitime de rembourser un crédit avec les allocations des enfants ? Après maintes hésitations, l’argument de simplification de la gestion l’a emporté ; elle a estimé finalement que ce n’était pas illégitime dans la mesure où le premier crédit avait été contracté pour acheter des vêtements aux enfants, le second pour payer le mariage de l’aînée. L’allocation de solidarité spécifique est versée sur un compte à La Poste. De ce compte elle retire de petits montants en liquide dès qu’elle a un achat à faire : « comme ça je sais exactement où j’en suis ». Elle met une pièce dans un pot à chaque fois qu’elle téléphone afin « d’éviter les mauvaises surprises ». Elle procède de même pour l’assurance de son véhicule en versant chaque mois 20 FF dans un pot ; c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour épargner les sommes nécessaires puisqu’il n’est pas possible de mensualiser. Elle fait régulièrement plusieurs heures de ménage par semaine qui lui sont payées en liquide et réserve cette source de revenus pour ses propres « petits plaisirs » : elle s’est ainsi abonnée à une chaîne de télévision câblée ; c’est également par ce moyen qu’elle s’offre de temps en temps quelques bijoux. Enfin, même s’il ne lui reste plus beaucoup d’argent pour finir le mois, elle n’hésite pas à aller au restaurant lorsqu’elle a effectué plus de ménages que prévu, car elle « l’a bien mérité ». Le tableau ci-dessous récapitule les modes d’affectation des différentes sources de revenus.

Tableau 23. Un exemple de cloisonnement budgétaire
Source de revenus Dépenses
Allocations familiales
1400 FF / mois
Loyer : 654,45 FF / mois
Charges (EDF, GDF) : 183 FF / mois
Remboursement de crédit (Cofidis) : 500 F / mois
Allocation de solidarité spécifique
Environ 3 000 FF / mois
Alimentation : 1200 FF / mois
Téléphone (montant variable, met une pièce dans un pot à chaque fois qu’elle téléphone)
Cantine (montant variable, adapté en fonction des autres dépenses)
Bus scolaire (montant variable, adapté en fonction des autres dépenses)
Médecin et médicaments (montant variable en fonction des besoins, elle a la possibilité de payer à crédit)
Fournitures scolaires (montant variable, adapté en fonction des autres dépenses)
Vêtements pour les enfants (montant variable, adapté en fonction des autres dépenses)
Assurance voiture (1 000 FF en juillet, 1 000 FF en janvier) : elle met 20 FF dans un pot chaque mois
Petits travaux de ménages
Entre 300 et 600 F / mois
Abonnement au câble : 183 FF / mois
Vêtements, bijoux, restaurant selon le nombre de ménages effectués
Source : Enquêtes Guérin [1998c, 1998d]

Notes
318.

Le principe des « enveloppes » était très fréquemment utilisé comme mode de gestion avant la mise en banque des avoirs, lorsque le salaire était intégralement versé en liquide. Il était lors réparti dans plusieurs enveloppes, chaque enveloppe étant destinée à un poste de dépense précis. Ce mode de gestion est beaucoup moins fréquent aujourd’hui, mais il existe encore. Nous l’avons rencontré chez quelques femmes : certaines sont en situation d’interdit bancaire, d’autres le pratiquent délibérément pour simplifier leur comptabilité, et parfois par méfiance à l’égard du système bancaire.