D. Un équilibre fragile : l’angoisse de la gestion

L’équilibre ainsi atteint est très fragile dans la mesure où les processus de cloisonnements sont relativement fixes. Dès qu’une source de revenus ou qu’un poste de dépense varie, l’équilibre de l’ensemble est remis en question. Par exemple, la diminution ou la suppression des allocations familiales lors du départ d’un enfant sont souvent difficiles à gérer. Les femmes se plaignent du fait que toute la gestion est à repenser. Prenons l’exemple de Geneviève (33 ans, divorcée, bénéficiaire du Rmi, 5 enfants à charge, sans diplôme). Dès le début du mois, elle sait qu’il va lui falloir trouver des sources de revenus complémentaires pour finir le mois et pour faire face à d’éventuels imprévus. Certaines dépenses sont donc entièrement fractionnées, c’est notamment le cas des tickets de bus scolaire, qu’elle achète chaque jour en mettant quelques francs de côté. Or récemment, le système de paiement des tickets de bus pour les enfants a changé : les tickets à l’unité sont moins chers mais à condition d’en acheter en plus grande quantité à la fois. Elle ne peut pas se le permettre ; elle est donc contrainte de payer les tickets plus chers et se retrouve obligée de compenser ailleurs le manque à gagner. Le tableau ci-dessous récapitule ses sources de revenus, ses dépenses, et la mise en équivalence.

Tableau 24. L’angoisse de la gestion. Un exemple.
Source de revenu destination
RMI : 3 720 FF mensuel Charges fixes et alimentation
• Les charges fixes sont une priorité ; elles s’élèvent à un montant mensuel de 1 956 FF
Remboursement de crédit : 766 FF (516 FF pour la société de crédit Cetelem, 250 FF pour La Redoute)
Mutuelle : 463 FF 
Eau : 159 FF
Edf, Gdf : 250 FF 
cantine scolaire : 318 FF
• il reste 1764 FF pour :
- l’alimentation : 2 000 FF
- tickets de bus (minimum 78 FF / mois), payés en mettant quelques francs de côté chaque jour
- l’entretien des chiens : 75 FF
Chaque mois c’est donc au minimum une somme de 389 FF ou l’équivalent (dons en nature) qu’il lui faut trouver, sans compter les éventuels frais aléatoires (médecin notamment)
Allocation logement : 3 200 FF (mensuel) Loyer 3 170 FF
Solde de 30 FF
Bons alimentaires (160 FF mensuel) Nourriture en fin de mois
Allocation rentrée (1600 FF par enfant à la rentrée) Fournitures scolaires, vêtements
Cette année Geneviève a décidé d’en affecter une partie au remboursement des dettes du médecin (500 FF)
Aide sociale départementale pour la cantine (330 FF une fois par an au mois de juin) Vacances
Geneviève préfère payer la cantine avec le Rmi ; c’est en quelque sorte un mode d’ « épargne forcée » lui permettant quelques « extras » pour les vacances
Bons de vacances (Caisse d’Allocation familiale)
(2 520 FF annuel)
Vacances
Pension alimentaire versée par le père (750 FF mensuel mais aléatoire) Aléatoire, cette somme est donc destinée uniquement à des extras : vêtements pour les enfants, produits alimentaires de « luxe » (yaourts, biscuits), ou encore argent de poche des enfants
Dons de l’action sociale (entre 200 et 300 FF, 3 ou 4 fois dans l’année) Appareil ménager (tous les appareils ménagers ont été acquis de cette manière depuis son divorce)
Vêtements
Dons divers (Croix Rouge, Secours Catholique, Emmaüs, etc.) Vêtements,
Nourriture en fin de mois
Source : Enquêtes, Guérin [1998c, 1998d]

Ainsi pour certaines femmes, la gestion du budget est leur première source d’angoisse. Elles ne sont jamais sûres « de ne pas être dedans ». L’équilibre est approximatif. Ce ne sont pas véritablement des calculs, mais des mises en équivalence et des ordres de grandeur. Chaque jour est une épreuve de survie supplémentaire :

‘ « le matin, t’es même pas levée, tu te dis : est-ce que je vais tenir jusqu’au soir ? » (Fousia, 30 ans, vie maritale, 3 enfants, bénéficiaire du Rmi, titulaire d’un CAP couture). ’

C’est d’autant plus fatiguant que les hommes, quand les femmes vivent en couple, ont tendance à se décharger de toute responsabilité. Lorsque les revenus sont limités, parvenir à équilibrer un budget exige donc des calculs complexes et minutieux. Il faut être capable de déployer de multiples stratégies de répartition, de jongler avec les différentes échéances, de trouver des moyens d’incitation permettant de concilier les exigences du quotidien avec celles de plus long terme. Les ruses et les tactiques imaginées sont d’autant plus savantes qu’elles prennent place dans un environnement institutionnel lui-même d’une extrême complexité.