A. Les relations avec les administrations

Sen, lorsqu’il décrit le mécanisme de conversion des droits en capabilités (liberté réelle) et la dimension subjective des droits, souligne le rôle capital de l’accès à l’information [Sen, 2000, p. 211]319. Le degré de proximité conditionne largement les représentations que les « administrés » se font de l’administration [Chevallier, 1992]. Un décalage culturel entraîne une vision tronquée et schématique de l’univers administratif. Ici en l’occurrence, déroutées par un vocabulaire qui leur est étranger, les femmes ont du mal à exprimer leurs préoccupations et leurs revendications. Leurs propres logiques se heurtent aux logiques bureaucratiques dont le fonctionnement rigide et rationnel exige calcul et prévision320. L’absence de souplesse est largement incompatible avec des raisonnements fondés sur l’urgence. Les termes utilisés par les femmes à propos des différents services administratifs illustrent bien la manière dont elles se représentent l’écheveau des aides et l’opacité du système : « cette grosse truc » pour parler de la Caisse d’allocations familiales, « le machin » pour désigner le Centre communal d’action sociale ou encore le « bazar » à propos de l’échéancier Banque de France.

L’obligation quasi-systématique de remplir des formulaires est une barrière supplémentaire. On imagine mal à quel point la « paperasse » peut être source d’appréhension et d’anxiété :

‘« Est-ce que je me suis pas trompée ? Je vais relire deux, trois, quatre fois avant d’aller le remettre, en main propre pour être sûr que ça arrive », nous dit Meïla à propos des documents administratifs (M. 28 ans, divorcée, 3 enfants, bénéficiaire du Rmi, vit en foyer, BEP non terminé). ’

Certaines femmes se sont toujours reposées sur leur conjoint, elles se trouvent particulièrement désarmées lorsque celui-ci décède ou vient à les quitter. Le moindre papier devient angoissant, ce qui les incite à repousser l’échéance. « On sait jamais comment il faut les tourner alors on attend », c’est ainsi que Marion justifie l’accumulation de documents administratifs et de factures (M. 36 ans, divorcée, 3 enfants, bénéficiaire du Rmi, titulaire d’un CAP coiffure). Certaines remplissent automatiquement les documents sans comprendre ce que signifient les différentes lignes. Non seulement cela accroît l’incertitude liée aux documents administratifs, mais le sentiment d’arbitraire n’en est que renforcé. Au-delà d’éventuels problèmes de lecture et d’écriture, les blocages sont pour beaucoup d’ordre psychologique. Dans un système considéré comme arbitraire, remplir correctement les formulaires conditionne la réussite d’obtention des aides. L’affectif, « la peur de ne pas y arriver », est alors susceptible de bloquer tout raisonnement.

Comment expliquer, chez certaines femmes, l’ampleur ou la récurrence des retards de paiement des factures (eau, Edf, téléphone, etc.) ? Outre les défauts d’anticipation, c’est l’absence de sentiment de maîtrise du processus qui provoque les retards de paiement. La non compréhension du contenu des factures, notamment des différents tarifs, suscite un sentiment d’injustice qui incite à repousser l’échéance. Si le système est arbitraire, pourquoi le paiement ne le serait-il pas aussi ? Ne pas savoir qu’il est possible de mensualiser, ou encore de rééchelonner en cas de problème est un facteur de difficulté supplémentaire.

Notes
319.

Il l’évoque sans toutefois approfondir davantage et n’y consacre que quelques lignes.

320.

A. Pitrou [1992], lorsqu’elle analyse les relations entre les familles en situation précaire et les services administratifs, a longuement insisté sur ce point.