A. Les droits formels : le retour du paradoxe de la dette et la question de l’utilité sociale

Nous avons déjà souligné le paradoxe entre l’idée de société créancière, qui donne à chacun un droit à l’assistance, et l’idéal d’autonomie individuelle que nous a enseigné la pensée moderne. Aujourd’hui reviennent en force les contradictions auxquelles la dette sociale s’est trouvée confrontée dès sa proclamation323. Tous les droits-créances sont, dans une certaine mesure et à des degrés divers, des « droits-limites », c’est-à-dire liés à un comportement [Rosanvallon, 1995]. Comme toute mesure d’assistance, de surcroît catégorielle, l’Allocation de parent isolé, mise en place en 1976, est ambivalente. Elle exprime la reconnaissance d’une forme de précarité spécifique, mais elle est aussi l’expression du regard posé sur ces familles, désormais érigées en catégorie sociale déterminée, et en quelque sorte figées par le statut qui leur est ainsi accordé [Le Gall et Martin, 1997]. Derrière cette allocation, c’est le statut de famille monoparentale qui se dessine. Or celui-ci, nous allons le voir, est parfois vécu comme une véritable stigmatisation.

Plus récemment, l’instauration du Revenu minimum d’insertion a ravivé l’éternel débat entre les tenants de la responsabilité morale individuelle et ceux de la dette sociale. Les premiers, partisans d’une logique de devoirs et d’obligations rappelant la morale libérale de l’effort et de la responsabilité, estiment que l’insertion doit être une contrepartie au revenu versé. Les seconds au contraire revendiquent le « droit à l’insertion », estimant que la société est en dette à l’égard de ses membres et non l’inverse [Astier, 1997 ; Paugam, 1993].

Le Revenu minimum d’insertion représente en quelque sorte une forme « hybride » [Rosanvallon, 1995]. Il est un droit, en ce qu’il est accessible à tous et qu’il traduit la reconnaissance du fait que les « exclus » sont autorisés à obtenir un minimum de ressources leur permettant de retrouver une place dans la société. Mais il est aussi un contrat, dans la mesure où il est en principe lié à une contrepartie : l’engagement personnel du bénéficiaire dans une démarche d’insertion. Dès lors que les allocations ne procèdent plus d’une contrepartie assurantielle, la question de la responsabilité individuelle revient au galop, et avec elle le contrôle social des allocataires et l’idée d’une classification des pauvres en fonction de leur mérite. Ces deux risques sont d’autant plus marqués que la notion d’engagement est plutôt floue : action de formation, activités d’intérêt général dans des administrations ou des associations, voire simples efforts personnels de réadaptation (cure de désintoxication par exemple)324. Si la France n’a pas opté, du moins juqu’à présent, pour des programmes de « mise au travail » et d’éducation (workfare et learnfare) propres aux pays anglo-saxons325, toujours est-il que cette question de la responsabilité ne peut être évacuée. Régulièrement remise à l’ordre du jour lors des débats parlementaires, elle se manifeste également avec force chez les praticiens de l’insertion et les assistés eux-mêmes.

Notes
323.

Voir le chap. 5 (sect. 2).

324.

C. Le Clainche et J.-L. Outin [1999] ont montré à quel point ces critères étaient appliqués de manière hétérogène selon les commissions locales d’insertion. Les disparités tiennent au nombre et aux caractéristiques des bénéficiaires, à l’environnement socio-économique plus ou moins porteur d’offres d’insertion, à la mobilisation ou au retrait des acteurs politiques ou professionnels, à la présence ou non de personnels qualifiés, etc. Les auteurs soulignent également les différences d’interprétation à l’égard du contrat : certains praticiens lui accordent très peu d’importance, d’autres lui confèrent une valeur quasi-juridique ; pour d’autres encore, c’est simplement un moyen permettant de restaurer ou de faciliter la restauration d’une relation de confiance.

325.

Selon l’optique du workfare, les droits sociaux et l’assistance dépendent de la disponibilité au travail du bénéficiaire. Aujourd’hui, aux États-Unis, de nombreux programmes sociaux se sont donnés pour objectif d’exercer une pression éducative ou même d’agir directement sur la forme de la structure familiale. Le montant des allocations est lié à l’effort de scolarisation des enfants, les allocations sont suspendues aux personnes qui refusent de se désintoxiquer [Morel, 1996].