B. Les droits et les obligations familiales

C’est également à propos des droits et des obligations familiales que règne la confusion la plus totale. La crise et la persistance du chômage ainsi que les modes d’attribution des prestations sociales conduisent à un brouillage voire une inversion des rôles et des positions de créancier / débiteur. Le père, lorsqu’il est encore présent, assume rarement son rôle de « créancier » de la famille ou alors simplement de manière aléatoire. Les mères de famille préfèrent parfois le voir quitter le foyer afin de bénéficier de l’allocation de parent isolé.

Les allocations familiales provoquent, elles aussi, de nombreuses tensions. À qui appartiennent-elles : aux parents ou aux enfants ? Est-ce que le père, lorsqu’il ne travaille pas, peut prétendre à un droit de regard ? Peuvent-elles être utilisées pour autre chose que le bien-être des enfants ? Certains jeunes, lorsqu’ils approchent de la majorité et aspirent à prendre leur indépendance, les revendiquent comme un dû. Il est d’ailleurs fréquent que cette étape brouille les relations. Les allocations familiales « coupées », les enfants sont alors fortement incités à se lancer sur le marché du travail. Lorsqu’ils touchent leur première paie, les parents sont-ils en droit d’en exiger une partie ? Est-ce légitime, si eux-mêmes n’ont pas été en mesure de leur assurer une éducation ? Les difficultés de débouchés que connaissent leurs enfants diplômés exacerbent le sentiment d’injustice : à quoi bon avoir « investi » dans les études ? Tout en se sentant gênés de mener un tel raisonnement, certains parents avouent qu’ils hésitent désormais à payer des études à leurs enfants.

L’inversion des rôles se produit également pour les générations antérieures. Nombreuses sont les femmes d’un certain âge qui, après une rupture conjugale, et alors qu’elles sont « incasables » sur le marché de l’emploi, se tournent vers leurs parents, qui eux, bénéficient d’une retraite confortable. Mais est-ce légitime d’aller vivre chez ses parents ou de se faire entretenir par ses parents quand on a dépassé la quarantaine ? Lorsque les grands-parents bénéficient d’une retraite, est-ce leur devoir d’entretenir leurs enfants, même adultes, ainsi que leurs petits-enfants ? Le statut d’assistée, combiné à une situation conjugale atypique, provoque souvent des conflits. Les parents, qui eux, avaient réussi à s’en sortir, acceptent difficilement la « descente sociale » de leurs filles330. Ce poids de la pression familiale est souvent évoqué par les femmes ; elles racontent la difficile épreuve des repas familiaux, où elles ont le sentiment de subir regards inquisiteurs, jugements malveillants ou remarques désobligeantes.

Finalement, les femmes ne savent plus si elles sont créancières ou si elles sont débitrices, et auprès de qui. Même si ce n’est pas formulé dans ces termes, cette perte de repères complexifie fortement les relations familiales, introduisant méfiance et suspicion là où d’ordinaire prévalaient confiance et réciprocité. En fin de compte, le vécu du statut d’assistée est le produit d’une dialectique permanente entre définitions de soi - ce que représente un idéal de vie - et jugements d’autrui, où se combinent les jugements de l’entourage familial et ceux du milieu de l’aide sociale.

Notes
330.

A. Pitrou [1992] et R. Castel [1995] font également ce constat, selon lequel les conflits familiaux résultent souvent d’un sentiment de déshonneur des parents à l’égard de la situation sociale de leurs enfants : “ héritières des certitudes des années de croissance, elles [les familles] ont du mal à penser qu’on ne puisse pas trouver du travail si on en cherche vraiment. Certainement, ces enfants indignes ont trahi la grande promesse de la promotion sociale, et ce ne peut être que de leur faute ” [Castel, 1995, p. 417]. Au risque de nous répéter, mais afin d’éviter tout malentendu, insistons à nouveau sur le fait que de tels propos ne reviennent pas à opter pour une vision strictement comptable des échanges, mais simplement à affirmer que l’alternance des positions de créancier et de débiteur est essentielle à toute vie digne d’être vécue.