C. Rupture entre pratiques, représentations et émotions

En allant à l’encontre des représentations dominantes, le statut d’assistée provoque nécessairement une rupture : contraintes d’accomplir un acte (recevoir des prestations sociales) qui ne cadre pas avec leur vision du monde ou leurs convictions (l’idéal d’autonomie et de maîtrise de soi ainsi que le sentiment d’utilité sociale), les femmes sont confrontées à un conflit interne, à un décalage entre leurs pratiques et leurs représentations. C’est ici qu’interviennent les émotions.

Nous avons vu qu’au Sénégal, le poids des normes sociales s’exerce en grande partie à travers des sanctions effectives matérielles. Comment se manifestent cette pression sociale dès lors que les mécanismes de coercition ont été abolis ? Prolongeant l’idée du « spectateur impartial » chère à Adam Smith, Jon Elster suggère que le poids du jugement d’autrui s’exprime à travers les émotions [Elster, 1998]. Certains économistes, comme par exemple Gary Becker [1976], interprètent les émotions en termes de coûts / avantages. Aux émotions sont associés des gains ou des pertes qui entrent dans la fonction d’utilité et le seul aspect pertinent des émotions est l’attirance ou la répulsion que la personne leur attribue. Becker donne l’exemple du comportement adopté en présence d’un mendiant : faut-il faire preuve de charité ou non ? Pour prendre sa décision, dit-il, la personne va procéder à une comparaison entre le coût de la culpabilité (un coût psychologique, ne rien donner et faire preuve d’avarice et d’égoïsme) et le coût de l’aumône (qui cette fois est un coût monétaire). Prenant le contre pied de cette approche, Jon Elster estime que les émotions n’émergent pas à la suite d’un choix délibéré, mais plutôt à l’issue d’un décalage entre pratiques et représentations, ce que les psychologues, à la suite de Léon Festinger appellent une dissonance cognitive [Elster, 1998, p. 65]. Pour dire les choses autrement, les émotions sont le fruit d’une contradiction entre une croyance, une opinion et la réalité telle qu’elle se révèle être, elles interviennent donc en amont du processus de décision. Culpabilité, honte, indignation, revendication sont autant d’émotions suscitées par ce décalage331. Plus encore, les émotions interfèrent dans ce processus de décision comme mode de réduction de la dissonance à l’origine de leur émergence [ibid, p. 66]. Confrontée à un conflit interne, la personne va chercher à limiter ce conflit et les émotions qui en découlent : celles-ci sont donc parties prenantes de la décision.

Elster prend l’exemple du sentiment de culpabilité. Se sentir coupable est généralement issu d’un sentiment de non conformité avec les normes en vigueur (dissonance cognitive). La culpabilité étant un sentiment plutôt désagréable, la personne va tenter de le limiter.

‘« Une personne soumise à plusieurs motivations allant dans des directions différentes éprouve un sentiment de tension. Si elle se décide à céder à l’une de ces motivations, elle s’efforce de réduire cette tension en cherchant à savoir pourquoi elle cède ainsi, elle cherche des arguments permettant d’expliquer pourquoi elle a agi ainsi [...] Dans cette optique, la culpabilité agit non pas comme un coût mais comme une force psychologique qui pousse l’individu à rationaliser son comportement. Au-delà d’un certain point, quand les arguments de sens contraire deviennent trop forts et que la rationalisation s’effondre, un changement de comportement apparaît » [Elster, 1998, p. 66].332

Émotions, comportements et normes sociales sont finalement en permanente interaction. 

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Figure 13. Émotions, comportements et normes sociales

Dans ce processus d’adaptation des pratiques aux représentations, la trajectoire personnelle des femmes est bien sûr déterminante. Est-ce possible de dépasser la singularité des expériences particulières ? Les travaux de psychologie sociale montrent que, quelle que soit l’origine du décalage entre pratiques et représentations, on retrouve trois types de scénarios [Lassare, 1995], qu’Elster reprend dans son argumentation.

Soit les personnes parviennent à adapter leurs représentations, modifiant ainsi leur propre structure de préférence [Elster, 1986a]. Dans le contexte présent, cela signifie que l’assistance est acceptée, les femmes parviennent à lui donner une explication. On parlera d’assistance « rationalisée ».

Soit les personnes ne parviennent pas à adapter leurs représentations ; elles vivent un profond conflit interne qu’elles essaient de limiter en adaptant leurs pratiques. Ici, ce sont des femmes qui se culpabilisent et qui sont honteuses de leur situation. On parlera d’assistance « honteuse », avec l’ascétisme pour conséquence.

Soit les personnes refusent la situation et adoptent un comportement de revendication. Ici, cela va se traduire par une « déresponsabilisation » et le rejet de la situation sur une cause extérieure. On parlera d’assistance « de revanche ».

Divers travaux de nature sociologique ou anthropologique se rejoignent sur ces trois catégories de vécu de l’assistance, même si l’interprétation qu’en donnent les auteurs ne s’appuie pas sur une analyse en termes de dissonance cognitive333. Ce qui a été peu abordé par contre, et c’est le point sur lequel nous souhaiterions insister, c’est la manière dont ce vécu s’exprime à travers les stratégies budgétaires.

Notes
331.

J. Elster distingue les émotions sociales, directement liées aux relations avec autrui et au regard (réel ou anticipé) d’autrui (culpabilité, honte, fierté, orgueil, admiration), les émotions issues d’un événement prévu mais qui n’a pas eu lieu (regret, déception), les émotions suscitées par un événément qui doit avoir lieu (peur, crainte, espoir), et enfin les émotions impliquées par la comparaison avec autrui (envie, jalousie, indignation) [Elster, 1998, p. 48].

332.

« An individual who is subject to several motivations that point in different directions will feel an unpleasant feeling of tension. When on balance he favors one action, he will try to reduce the tension by looking for cognitions tha support it ; when he favors another, he will look for cognitions which stack the balance of arguments in favor of that action [...] Guilt, in this perspective, acts not as a cost but as a psychic force that rationalize his behavior. Beyond a certain point, when the arguments on the other side become too strong and the retionalization breaks down, a switch in behavior occurs » [Elster, 1998, p. 66].

333.

C’est le constat qui ressort des travaux D. Demazière [1992], M. Messu [1987] , S. Paugam [1993].