§2. Émotions et stratégies budgétaires 

Les émotions, nous dit Elster, sont parties prenantes du processus de décision. Ici en l’occurrence, les émotions interviennent directement sur les décisions en matière d’usage des revenus, et ceci de trois manières différentes :

Elles se traduisent en premier lieu par un usage différencié des prestations sociales. Les femmes sont amenées à se poser la question suivante (même si c’est bien sûr de manière implicite) : quel droit ai-je sur telle ou telle source de revenu ? On comprend aisément qu’une prestation considérée comme un dû ou au contraire jugée illégitime ne sera pas employée de la même manière. En d’autres termes, l’élasticité-revenu des prestations sociales est variable selon la manière dont les bénéficiaires conçoivent leurs droits. De multiples travaux ont montré qu’un travailleur, en échange d’un salaire, se comporte en fonction de la conception qu’il se fait de l’équité de la situation [Reynaud, 1991]. De la même façon, on peut considérer qu’un « assisté », en échange des prestations sociales, se comporte en fonction de la conception qu’il se fait de l’équité de la situation.

Ce sentiment d’équité ou d’iniquité se traduit en outre par des comportements plus ou moins revendicatifs en matière d’aide : demander de l’aide à son entourage et faire valoir ses droits auprès des bureaux de l’aide sociale ou au contraire manifester une volonté d’indépendance.

Enfin, c’est en termes de consommation que l’hétérogénéité des vécus de l’assistance provoque des effets contrastés. On sait que la consommation est très largement influencée par les comparaisons interpersonnelles. Objet de communication et de signe [Baudrillard, 1978], facteur de « distinction » [Bourdieu, 1990], moyen d’exclusion et d’inclusion entre groupes sociaux [Douglas et Isherwood, 1980] : la dimension sociale des objets de consommation a largement été décrite par les anthropologues et les sociologues, et elle est aujourd’hui reconnue par les économistes. La modélisation microéconomique de la consommation s’attache à prendre en compte ce type de variable, au même titre que l’imperfection des marchés financiers, l’incertitude ou encore la place occupée dans le cycle de vie [Herpin et Verger, 1999a]. Ici, deux types de réactions sont perceptibles : consommer et ne rien se refuser est un moyen d’exprimer une certaine forme de revendication ; consommer est également un moyen de combler un déficit du sentiment d’appartenance. C’est ce que nous allons voir à travers l’hétérogénéité des pratiques.