C. La revendication : une certaine forme de prise de parole

Nous avons vu la « rationalisation » de l’assistance ; nous avons vu également la « honte » de l’assistance ; une troisième forme de réaction observée consiste à refuser la réalité et à adopter un comportement de revendication, ce qu’Albert Hischman qualifierait de prise de parole

Soucieux de réconcilier économie et politique, Hirschman [1995] s’est interrogé sur les différentes options qui s’offraient à un agent insatisfait, que celui-ci soit consommateur (insatisfait par un produit) ou citoyen (insatisfait par une décision politique). Selon lui, deux options sont possibles : la défection ou la prise de parole. La première option (défection) est la solution propre à l’analyse économique ; face à un ensemble de choix possibles, un agent déçu par un choix précédant, ne le répète pas et substitue de nouveaux biens à ceux précédemment consommés. La seconde option (prise de parole) est plus spécifique à l’espace politique, c’est même l’action politique par excellence. Face à un problème de dissonance cognitive, Hirschman suggère que la prise de parole est une option possible [Hirschman, 1995, p. 148].

Excluons d’emblée l’éventualité de la défection. Les personnes n’ont pas la possibilité de s’adresser ailleurs, elles sont « captives » [ibid, p. 113]. Dans quelle mesure la prise de parole est-elle envisageable ? Hirschman souligne que la prise de parole admet des degrés très variables d’activité et d’initiative, « du ronchonnement à peine perceptible à la récrimination violente » [ibid, p. 33]. L’« élasticité qualitative de la prise de parole », autrement dit la propension à prendre la parole, est subordonnée au fait que les personnes ont la possibilité et la volonté de faire entendre leur voix, et notamment auprès d’organes d’expression susceptibles de transmettre le message efficacement et au moindre coût [ibid, p. 89]. On sait bien que c’est précisément l’absence, ou du moins l’insuffisance, d’actions collectives et organisées qui condamne les « pauvres » à l’impuissance et à l’incapacité de revendiquer leurs droits. Hirschman souligne d’ailleurs que la prise de parole est l’apanage des milieux favorisés, ce qui ne fait qu’accroître l’écart entre les différents milieux sociaux. Chez les pauvres, la prise de parole ne peut être qu’individuelle. Pour certains, cela va se traduire par un comportement agressif, provoquant, parfois brutal. C’est notamment le cas à l’égard des travailleurs sociaux ou des banquiers, avec lesquels chaque rencontre est l’occasion de rappeler et d’actualiser les difficultés budgétaires. Pour d’autres, la prise de parole va consister à contourner le système, le détourner, l’utiliser à leur manière. Refuser de compter, aller à l’encontre des recommandations des travailleurs sociaux, refuser leurs conseils en matière de gestion rationnelle, parcimonieuse, sont autant de comportements qui peuvent s’interpréter ainsi.

L’absence de gestion, la fuite en avant dans la consommation, voire l’endettement, traduisent une sorte de revendication contre une société que l’on juge responsable de tous ses maux. Certaines femmes refusent délibérément de compter, comme s’il s’agissait d’une sorte de « vengeance » : on n’a pas d’argent donc on ne compte pas, et on comptera le jour où on en aura assez.

Encadré 8. Gestion de revanche et refus de compter. Illustrations

De leur côté, d’autres auteurs ont constaté un « refus manifeste de renoncer à consommer » [Schwartz, 1990, p. 119], même si bien sûr ce n’est pas verbalisé de manière explicite. La consommation est considérée comme une « légitime revanche sur des frustrations ou des contraintes acceptées » [ibidem]. Face à une restriction permanente, le seul remède consiste à « faire de l’argent ce que l’on veut, de le dépenser dans un geste de puissance et de liberté » [Pétonnet, 1985, p. 179]. Chaque rentrée d’argent exceptionnelle (période d’intérim, travail au noir, pension du mari lorsqu’elle est irrégulière) donne lieu à des dépenses festives, les périodes de privation continuelle finissant par provoquer un refus violent. Consommer coûte que coûte devient une urgence, en réparation de frustrations accumulées. Face au refus de l’échec et de la « descente » dans l’échelle sociale, la consommation permet de se rattacher, au moins symboliquement, au groupe d’appartenance d’origine [Vallat, 1999].

En termes de carte à l’échange, c’est moins un déséquilibre entre obligations et droits qui s’exprime qu’un décalage entre droits effectifs et droits attendus.

message URL FIG804.gif
Figure 16. Carte à l’échange et gestion de « revanche »

Nous avons insisté à plusieurs reprises sur la nature et la diversité des relations établies avec les services sociaux : ce sont les principaux créanciers puisque c’est par eux que transitent les prestations sociales, même s’ils sont considérés parfois comme débiteurs lorsque les femmes revendiquent davantage de droits. Nous avons souligné l’ambiguïté des relations familiales, ambiguïté qui provient également d’un brouillage des positions de créancier et de débiteur. Il nous reste à évoquer un troisième forme de lien financier qui participe pleinement aux pratiques monétaires et financières des femmes : les relations bancaires.