D’autres femmes, au contraire, se sentent sous l’emprise du banquier ou de l’institution ; c’est notamment le cas de celles qui manifestent un mode de gestion « ascétique » et ce sentiment va parfois jusqu’à celui de subir une véritable dépossession. Le seul moyen de rendre la situation supportable consiste à fuir. Elles n’ont plus la force d’affronter le monde extérieur, d’aller faire leurs courses, et notamment de se confronter au banquier à qui elles n’osent plus exposer leur situation. Combien de femmes nous ont décrit leur humiliation lorsqu’elles s’en vont demander timidement l’état de leur compte et que le guichetier leur annonce un découvert en précisant qu’« il faudrait songer à arranger ça ». L’une d’entre elles nous disait qu’un jour de forte affluence, elle s’était sentie comme une « pestiférée ». Un conseil un peu déplacé (« faites donc attention), une remarque désobligeante (« mais qu’est-ce que vous achetez ? »), un simple regard inquisiteur ou compatissant alourdissent fortement un vécu déjà difficile à supporter. D’autres travaux rejoignent ce constat. Parmi les personnes reçues par le Secours catholique, celles qui manifestent de fortes difficultés financières expriment leur désarroi face à l’absence d’amabilité et de prévenance que leur témoigne fréquemment le personnel bancaire [Guénau, 2000]. Les résultats de l’enquête réalisée par le Crédoc auprès des personnes en interdit bancaire vont dans le même sens [Le Quéau et Salon, 2000]339. À l’issue de cette recherche plusieurs catégories de personnes interdites de chéquier se dégagent : les personnes « fragilisées par un événement familial » (31%), les « étourdis soucieux d’assainir la gestion de leur budget » (33%), les « consommateurs désinvoltes » (27%) et enfin les « indépendants en difficulté ». On note tout d’abord que les femmes sont sur-représentées dans la première catégorie : elles en représentent 63%, alors qu’elles ne constituent que 46% de l’ensemble de l’échantillon [ibid, p. 104]. Toujours dans cette même catégorie, l’interdiction de chéquier fait suite à un décès, une maladie, la perte d’emploi, une séparation ou un divorce. Pour près de la moitié des personnes, l’interdiction de chéquier ne fait qu’alourdir le poids d’événements déjà difficiles à supporter, elles le vivent comme une véritable stigmatisation
‘« dans une société où le chèque est un fort symbole de l’intégration bancaire et où la consommation (donc la dépense) est devenue un mode d’intégration sociale, priver aussi longtemps des personnes de l’instrument le plus représentatif de la capacité à dépenser revient à figer une forme d’exclusion, et est de ce fait mal vécu » [ibid, p. 112]. ’Déjà au départ, les personnes avaient le sentiment « d’avoir la tête sous l’eau », elles ont vécu l’interdit bancaire comme si on voulait « les y enfoncer encore davantage » [ibid, p. 110]. On observe également que c’est essentiellement une motivation morale, l’image de soi, qui incite les personnes à régulariser leur situation [ibid, p. 109].
Encadré 9. Sentiment de dépossession. Illustrations
Geneviève fait partie des personnes multi-endettées et elle est actuellement en plan de rééchelonnement de dettes à la Banque de France :
« j’ai un seul attaché de compte mais c’est pas mon point de vue, c’est pas comme à la Poste où on va au guichet. Quand les problèmes sont arrivés, je pensais que le banquier ne comprenait pas. Il fallait que je dise tout mon cas à la même personne peut-être à la longue il en a marre de m’accorder de l’argent. On est obligé de se justifier à chaque fois, il en a marre que je suis toujours en DB [découvert bancaire]. Je suis pas libre. Que mes allocs soient pas là, le samedi je peux pas retirer d’argent, personne peut agir quand il est pas là [...] À la Société Générale, je me sens attaché à la Société Générale par ce banquier [...] Je le sens dire ‘vous faites ma condition’, l’argent m’appartient pas. C’est vrai que j’ai un découvert mais je vais le rendre. Supposez qu’il soit de mauvaise humeur, c’est déjà arrivé, il a pas voulu m’accorder 300 francs. C’est gênant aussi de tout raconter, mon mari paye pas la pension alimentaire, on me dit ‘la banque c’est pas l’action sociale’. Le banquier te dit toujours ce que t’as à faire. Mais je peux pas changer de banque, à cause de la Banque de France, pour eux c’est un point de repère » (G., 36 ans, divorcée, bénéficiaire du Rmi, 5 enfants, sans diplôme).
Chantal ne veut plus entendre parler de sa banque. Elle refuse d’y aller mais elle reste hantée par ses problèmes de découvert qu’elle surveille jour après jour depuis son minitel. Elle dépense donc énormément en frais de téléphone, alors que par ailleurs elle fait de gros efforts pour maîtriser ses dépenses ; mais le minitel lui évite la honte d’affronter la banque340 (Ch., 57 ans, divorcée, bénéficiaire du Rmi, CAP de couture).
Dorothée accepte le crédit pour avoir droit à un découvert, mais aussi pour « éviter de se faire engueuler par son banquier » (D., 36 ans, divorcée, 4 enfants, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme).
Monique et son époux sont actuellement en plan de surendettement ; ils se sont endettés auprès de 7 sociétés de crédit pour un montant total de 84 000 FF341 à une époque où ils étaient tous les deux salariés ; elle a dû s’arrêter de travailler suite à un accident de travail, elle bénéficie actuellement d’une allocation maladie d’un montant de 3 000 FF mensuel et attend un accord pour une allocation handicapé ; son époux a changé d’emploi ; leurs revenus sont alors passés de 16 000 FF à 9 500 F mensuel, ils sont donc incapables de faire face à la totalité de leurs échéances de remboursement. Elle savait que « c’était dangereux », mais elle « avait besoin d’argent » ; ils ne sont jamais allés voir leur banquier car ils « n’osaient pas » depuis qu’il leur avait enlevé leur carnet de chèque (M. 38 ans, vie maritale, chômage, mari salarié, 1 enfant à charge, titulaire d’un CAP comptabilité).
Source : Enquêtes Guérin [1998c]
Le sentiment de honte suscite, encore une fois, des comportements contradictoires, comme s’endetter auprès d’une société de crédit afin de combler un découvert bancaire. Les personnes concernées éprouvent par ailleurs une certaine hantise à l’égard de l’endettement, mais se retrouvent coincées sans autre choix possible. La crainte du banquier accentue d’autant les comportements contradictoires (voir encadré ci-dessus)342.
À partir du Fichier central des chèques (FCC), sur les 13 000 personnes en interdit bancaire au moment de l’enquête (1998), 1850 personnes ont été interrogées par téléphone, et cette première étape a été complétée par 300 entretiens menés en face-à-face au domicile des personnes interrogées [Le Quéau et Salon, 2000].
M. Salmona [1990], lors d’enquêtes menées dans le Nord-Pas-de-Calais, avait aussi rencontré ce type de comportement.
Carte accord : 5 000 F ; Crédit part : 5 000 F (pour la voiture) ; COFIDIS (2) : 10 000 F (pour des vêtements) ; Argent disponible : 25 000 F ; Carte Pass : 15 000 F ; VISEUR : 5 000 F (pour une appareil téléviseur) ; SOFINCO : 19 000 F.
Ch. Roland-Lévy montre que les détenteurs de crédits sont plus captifs, voire prisonniers de la banque, que les clients qui disposent d’une certaine marge de manoeuvre financière. L’emprise du banquier sur le client et le sentiment de « captivité » de ce dernier sont liés au degré de contrainte qu’exercent les engagements contractés [Roland Lévy, 1996, p. 84].