Conclusion du chapitre

Si le contexte décrit ici est radicalement différent de celui décrit au chapitre précédent et portant sur le quotidien des commerçantes sénégalaises, bon nombre de conclusions sont finalement les mêmes : la tension permanente entre les aspirations personnelles et le respect des normes et des obligations, la capacité remarquable dont font preuve les femmes pour concilier, tant bien que mal, cette tension, et la manière dont les pratiques monétaires et financières expriment cette tension par l’intermédiaire de cloisonnements.

L’existence d’un État de droit et les droits sociaux qui en découlent, le primat accordé à l’individu et à la liberté personnelle, la complexité de l’environnement institutionnel sont ensuite autant d’éléments qui distinguent les deux contextes. S’il n’y a guère de sanctions matérielles qui garantissent ce respect des normes et des obligations, le poids de ces dernières n’en est pas moins prégnant car il s’exerce par le truchement d’émotions. Ce sont finalement les émotions qui expriment l’éventuelle division interne à laquelle les femmes sont confrontées, tiraillées entre le statut d’assistée et l’idéal d’autonomie ; et ce sont ces mêmes émotions qui infléchissent les prises de décision et particulièrement l’usage des flux monétaires. Nous avons distingué le cognitif et l’émotionnel pour clarifier la présentation, mais les deux aspects sont en fait indissociables. Les émotions « négatives » telles que la honte et la culpabilité, pour reprendre l’expression de Jon Elster, bloquent les capacités cognitives. On constate également que les difficultés de traitement de l’information sont renforcées par un déficit de légitimité des institutions, lui-même directement lié au vécu de l’assistance et à la manière dont les femmes vivent leur appartenance sociale. À niveau de revenu similaire, entre celles qui acceptent leur situation et la vivent au mieux, celles qui se replient sur elles-mêmes, se réfugient dans l’ascétisme où elles espèrent retrouver leur dignité, croulant de ce fait sous le poids d’obligations et niant tout espèce de droit, et enfin celles qui se sentent brimées car flouées par une société incapable de leur assurer une vie décente, on ne peut que constater la disparité des vécus.

Le tableau ci-dessous récapitule les différents types de comportements observés.

Tableau 25. Les différents modes de gestion. Tableau récapitulatif.
« ascétique » « revanche » « rationalisée »
Comportements de gestion Equilibrer ses comptes pour préserver sa dignité Ne pas compter par « revanche » à l’égard d’une société qui n’assume pas ses devoirs Gestion « normale »
Relations avec les services sociaux Relations distantes
Crainte d’une perte d’autonomie
Revendication et protestation Instrumentation des différents dispositifs
Relations bancaires Méfiance et peur de la confrontation Revendications de découverts
Relations parfois conflictuelles
Instrumentation de la relation
Capacité à jongler avec les différents outils
Comportements de consommation Restriction
La consommation se limite aux besoins fondamentaux
Consommer pour exister
La consommation comme mode de compensation
Consommation adaptée aux niveaux de revenus
Comportements d’endettement Refus de l’endettement
Honorer ses dettes comme moyen de préserver sa dignité
Propension à s’endetter
Considèrent l’accès au crédit comme un droit
Utilisation « rationnelle » de l’endettement
Capacités cognitives qui permettent de jongler avec les différentes temporalités

On peut s’interroger pour finir sur les raisons qui amènent une personne à « basculer » dans un processus de perte de maîtrise de ses avoirs. Tout dépend finalement de l’imbrication des dimensions émotionnelles et cognitives : des capacités cognitives peuvent compenser en partie un comportement « laxiste » ; inversement des problèmes cognitifs peuvent accentuer ce comportement « laxiste » ou empêcher celles qui cherchent à tout prix à équilibrer leur budget d’y parvenir. Qu’il s’agisse des modes de gestion « ascétique » ou de « revanche », il est facile de perdre progressivement tout repère. Pour les premières, l’angoisse quotidienne exacerbée par la pluralité de préférences et leur caractère parfois antagoniste, est largement susceptible de susciter des comportements contradictoires : vouloir à tout prix payer une facture afin d’honorer ses obligations mais recourir pour cela à une société de crédit et plonger ainsi dans la spirale du surendettement ou encore ne pas anticiper un découvert bancaire par peur de la confrontation avec le banquier. Ne pas parvenir à équilibrer ses comptes accentue le peu d’estime de soi. Solliciter l’entourage (famille, amis, bureaux d’aide sociale, organismes caritatifs) est une issue possible, mais cela ne fait qu’affaiblir une dignité personnelle déjà très fragile. La focalisation sur l’exigence de survie quotidienne et l’absence de projets empêche par ailleurs toute projection dans l’avenir, et par conséquent toute pratique de budgétisation et de prévision. Concernant les comportements de « revanche », le risque de déséquilibre budgétaire est a priori plus prononcé ; contrairement aux personnes précédentes elles parviennent toutefois à compenser en partie leur « laxisme » de gestion en sollicitant plus facilement leur entourage, les organismes caritatifs et les services sociaux.

Les catégories proposées sont très caricaturales. Certes, la réalité est nécessairement simplifiée. Mais il faut comprendre que les éléments qui sous-tendent ces catégories ont tendance à s’auto-renforcer au cours du temps. Dans la mesure où les représentations préexistantes tendent à filtrer la collecte et le traitement de l’information, la manière dont cette information est interprétée vient en retour conforter et confirmer les représentations qui ont présidé à sa sélection. On retrouve ici le caractère auto-renforçant des représentations ainsi que la notion de prophétie autoréalisatrice, évoquée dans un chapitre précédent.

Nous vérifions cela avec l’euro. Les femmes qui font preuve de comportements « ascétiques » éprouvent une forte inquiétude, voire pour certaines une véritable angoisse, car elles se sentent incapables d’utiliser cette nouvelle monnaie : convertir, gérer son compte, payer les factures, évaluer les prix sont autant d’appréhensions manifestées. À la question « si vous aviez un expert de l’euro en face de vous, qu’est-ce que vous auriez envie de lui demander ? », Josiane nous a répondu : « Comment on fait pour gérer son compte en euro quand on est pauvre ? » (J., 57 ans, divorcée, chômage et pension d’invalidité, 2 enfants dont 1 à charge, sans diplôme). À la question, « qu’est-ce que l’euro évoque pour vous ? », Marie-Hélène exprime avant tout une forte inquiétude : « On pouvait bien gérer son compte avant, après comment on va faire ? » (M.- H., 45 ans, divorcée, 2 enfants, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme). Or cette appréhension est parfois telle qu’elle risque de bloquer tout raisonnement, devenant donc auto-réalisatrice. Les blocages observés chez certaines à propos de la conversion illustrent ce processus.

Les femmes qui pour leur part adoptent un comportement de « revanche », considèrent l’euro comme quelque chose qui va nécessairement à l’encontre de leurs intérêts, qui a été « inventé » pour « déposséder encore plus les petites gens », pour les « couler ». Elles ont tendance dès lors à rejeter toute information ; l’absence d’anticipation risque d’aggraver leurs difficultés de gestion, ce qui confirmera précisément leurs propres prédictions343.

Notes
343.

Pour plus de précisions sur ce point, voir l’annexe n°2 qui reprend les principaux résultats obtenus à propos des réactions de la clientèle de la Poste à l’égard du passage à l’euro.