Conclusion de la troisième partie

À l’issue de ces deux études de cas, un constat s’impose avec force : les pratiques monétaires et financières sont à la fois partie prenante et résultat des trajectoires de précarité. Elles en sont partie prenante, dans la mesure où les stratégies monétaires et financières déployées visent à limiter cette précarité. Elles en sont aussi le résultat, dans la mesure où le vécu de cette précarité leur imprime sa marque.

À la fois rapport au temps, à l’avenir et à l’incertain, les pratiques monétaires et financières représentent en premier lieu un mode essentiel de gestion de la précarité au quotidien. Si l’aversion au risque obéit à d’autres critères que ceux postulés par la théorie économique standard, elle n’en est pas moins fortement présente. Simultanément, les pratiques monétaires et financières actualisent et reproduisent les rapports à soi, à ses pairs et à la société dans sa totalité, et ces trois dimensions sont bien sûr indissociables.

L’ambivalence des pratiques (à la fois fonctionnelle, comme mode de gestion de l’incertitude, et sociale, comme mode d’expression de l’appartenance sociale) s’exprime et se traduit par le truchement de cloisonnements. Ces cloisonnements prennent différentes formes : affecter tel revenu à telle dépense, choisir tel instrument monétaire pour telle dépense ou encore choisir telle forme d’épargne pour telle dépense. Si le cloisonnement, par la mise en équivalence des avoirs et des dépenses, facilite et simplifie la gestion, c’est aussi un moyen de concilier une pluralité de préférences parfois incompatibles. Loin de s’épuiser dans un classement unique et stable, les préférences sont multiples, évolutives, parfois conflictuelles : les femmes sont partagées en permanence entre la poursuite de leur propre projet et la préoccupation d’autrui, entre la recherche d’un bien-être de court terme et une prévoyance de long terme, entre leur identité de mère, d’épouse, de célibataire, d’« assistée », de commerçante, d’habitante de tel ou tel quartier, de française ou de sénégalaise.

Si l’on reprend les termes employés par Jon Elster, elles sont sujettes tantôt à une « faiblesse » de la volonté, lorsqu’elles penchent pour une satisfaction éphémère, tantôt à des « excès » de volonté, lorsqu’elles sacrifient leur propre bien-être à celui de leur entourage ou tout simplement pour susciter l’approbation d’autrui. Des comportements en apparence contradictoires et incohérents ne font qu’exprimer des conflits et des arbitrages entre des aspirations plurielles et divergentes. C’est précisément ce qu’expriment la pluralité et la diversité des pratiques monétaires et financières. L’usage de la monnaie et la manière dont cet usage s’inscrit dans l’ensemble des pratiques financières révèlent avec force l’incomplétude d’un « moi unique » : il n’y a que des « moi multiples », et c’est comme si chaque pratique, toujours par le moyen de cloisonnements, dévoilait une facette de cette diversité. Si la fongibilité et la liquidité monétaire ne sont qu’imparfaites, c’est finalement en écho à la multiplicité de préférences personnelles et à l’intrication de chaque personne dans un enchevêtrement de relations sociales que l’usage de la monnaie actualise, exprime et parfois infléchit.

Concernant le rapport à soi, limiter la dépendance financière pour avoir le sentiment de maîtriser ses choix est une volonté récurrente. « Se débrouiller », « rien demander à personne », « arrêter de chigner », « ne plus aller pleurer », « arrêter de quémander » : sur ce thème, les expressions des femmes du Sud et des femmes du Nord se rejoignent. Si les femmes aspirent toutes à un désir profond d’autonomie, celle-ci n’a toutefois de sens que reconnue et approuvée par autrui. La reconstitution des trajectoires personnelles souligne la délicate conciliation entre autonomie et appartenance, conciliation non seulement malaisée mais sans cesse à confirmer et à reconstruire.

On constate également que toutes n’éprouvent pas ce besoin d’indépendance avec autant d’intensité : tout dépend de la manière dont elles vivent la dépendance financière et de la manière dont elles interprètent les droits et les obligations qui leur sont sous-jacentes. Tout dépend aussi des rapports de pouvoir véhiculés par cette dépendance financière. Le rapport à soi via la maîtrise de ses avoirs dépend étroitement de la nature des relations financières nouées avec autrui. Des rapports de pouvoir déséquilibrés entre les débitrices et leur créancier suscitent nécessairement un sentiment de perte d’autonomie. Pour les femmes du Nord de la France, les créanciers sont à la fois la famille, l’État via les prestations sociales, et enfin les banques. Pour les femmes de Thiès, les créanciers sont la famille et l’époux, les fournisseurs et les clients. Dans les deux cas, les relations aux différents types de créanciers sont très hétérogènes. Cette hétérogénéité se traduit en termes de vécu de la dette, elle se traduit également en termes d’usage des flux monétaires : la dimension foncièrement subjective des flux monétaires est ici mise en évidence, puisqu’on a vu que leur usage dépend étroitement de leur origine et plus précisément des obligations qu’ils sous-tendent. C’est la raison pour laquelle à revenu égal, les cartes à l’échange de chacune sont radicalement différentes.

Enfin dans les deux cas, on assiste à un déficit de liberté réelle qui provient soit d’un déficit de droits, soit d’un problème de conversion de droits formels en droits réels. Pour les femmes de Thiès, c’est l’insuffisance d’accès au crédit qui pose problème. Elles n’ont jamais été interdites de mener des activités génératrices de revenus, mais est-ce vraiment un droit dans la mesure où, par ailleurs, l’accès au crédit leur est limité ? Ici aussi, officiellement rien ne leur interdit d’accéder au crédit bancaire. En revanche, les conditions d’accès sont formulées de telle manière, que, de fait, elles ne bénéficient pas d’un droit réel. Un accès à un crédit adapté à leurs contraintes serait-il un moyen de favoriser leur liberté réelle et leur autonomie ? Nous avons déjà quelques éléments de réponse : si les femmes transforment leurs pratiques tontinières en système d’ « avance permanente » afin de stabiliser leur activité, c’est en partie parce qu’elles ont accès à la microfinance. Il est toutefois nécessaire d’aller plus loin pour pouvoir se prononcer sur l’impact potentiel de cet outil. Si l’on accepte l’hypothèse proposée ici concernant la dimension subjective des flux monétaires et des relations financières, s’interroger plus précisément sur le vécu de ce type de lien financier semble incontournable.

Pour les femmes du Nord de la France, c’est la conversion de leurs droits sociaux en droits réels qui pose problème. L’interprétation de ces droits, on l’a vu, est hétérogène. Certaines femmes les considèrent comme illégitimes ; elles vivent alors très mal leur situation d’assistée, souffrant notamment d’un sentiment de culpabilité et de ce fait d’un profond déficit du respect de soi, au sens que John Rawls donne à ce terme. D’autres femmes, au contraire, considèrent ces droits comme un dû ; elles vivent probablement moins difficilement leur situation d’assistée, mais elles souffrent d’un sentiment d’iniquité qui est également lourd à porter. Dans les deux cas, on assiste à un décalage entre droits et obligations, empêchant les femmes de profiter pleinement de leurs droits.

Au terme de ces deux études de cas, deux questions se posent : comment favoriser la conversion de droits formels en droits réels et comment concilier la promotion de l’autonomie et le respect des appartenances ? C’est à ces deux questions que tentent de répondre les chapitres suivants.