Quatrième partie
penser l’autonomie en termes de justice de proximité et de médiation

Introduction

Les éléments évoqués jusqu’à présent montrent que la marche vers l’autonomie est difficile, semée d’embûches. On a cru que l’indépendance financière des femmes serait un moyen de favoriser leur autonomie, or la dimension foncièrement subjective des flux monétaires montre que la corrélation est loin d’être aussi simple. L’accès à des sources de revenu, dans la mesure où ces revenus se greffent sur les droits et les obligations préexistants, ne les abolit pas nécessairement. Il les fait évoluer certes, mais il s’en trouve aussi imprégné. Au-delà des flux proprement dits se pose la question de l’origine, de la nature des flux et de leur appropriation. Si la question de l’indépendance financière ne saurait être évacuée, elle doit être intégrée dans une réflexion plus générale sur l’évolution de la carte à l’échange des femmes (leur position en termes de droits et d’obligations) et de leur capabilités (l’opportunité réelle qu’elles ont de choisir et de maîtriser leur vie).

La question de l’acquisition de capabilités est délicate, elle soulève tant la question de l’évaluation des déficits de capabilités que celle de la conversion des droits formels en droits réels. La première hypothèse proposée ici est la suivante : l’évaluation des inégalités et l’acquisition de capabilités peuvent être encouragées par la mise en place d’une justice de proximité, dont la finalité consiste à remédier aux incomplétudes d’une justice formelle et standardisée.

S’interroger sur les moyens de promouvoir l’autonomie de femmes en facilitant la conversion de droits formels en droits réels soulève une seconde question : comment concevoir simultanément l’autonomie et l’appartenance à un collectif ? Comment concevoir des formes d’appartenance qui permettent simultanément de se forger une capacité de jugement pratique, de se libérer de normes conjugales, familiales, communautaires dont certaines prohibent toute prise de décision autonome, sans pour autant conduire à la rupture de tout lien d’appartenance ?

L’autonomie, nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, ne se construit que dans un contexte de socialisation. Être autonome, c’est être en mesure de « penser par soi-même » et de « décider par soi-même ». Or ceci n’a de sens qu’au sein d’un espace d’interconnaissance où chacun puisse se faire entendre et se faire reconnaître. Au nom des spécificités féminines rencontrées tout au long de la réflexion, faut-il encourager des modes d’intervention spécifiquement féminins, en termes de discrimination positive ? Ou encore, faut-il mettre en place des droits spécifiquement féminins ? Cette question a déjà été abordée au premier chapitre. Rappelons en quelques mots les résultats auxquels nous étions parvenus.

L’universalisme abstrait, promu lors de l’avènement des États de droit, n’est plus défendable. Si au Nord, et notamment en France, l’égalité formelle entre les sexes ne s’est pas accompagnée d’une égalité réelle, c’est précisément parce que des droits asexués reproduisent les mécanismes de domination et d’inégalité. Au Sud, penser l’autonomie sur le modèle universaliste est difficilement imaginable compte tenu du rôle essentiel que jouent les appartenances ethniques, les appartenances de sexe. En appeler au différentialisme, à la reconnaissance officielle des minorités et à l’octroi de droits collectifs n’est pas pour autant une alternative viable. S’il peut être tentant de soutenir le processus d’autonomisation des femmes et de donner corps à leurs droits individuels en créant ou recréant autour d’elles une identité collective partagée, on court le risque de relativiser par rapport aux buts communs la valeur des droits individuels et des espaces de liberté que la reconnaissance de ces droits avait pour fonction de préserver. Cette démarche s’avère d’autant plus inadéquate que les trajectoires personnelles sont très disparates : à niveau de revenu similaire, le vécu de la précarité est d’une diversité considérable, d’où la nécessité de se pencher sur les trajectoires personnelles pour évaluer les déficits de capabilités, ce qui rend l’usage d’une catégorie générale (femme, femme pauvre) inadapté.

Cela ne signifie pas que toute idée d’action collective doit être abandonnée. Mais encourager l’action collective n’a de sens que si celle-ci soutient les trajectoires personnelles, or rien n’est moins évident. Face aux impasses de l’universalisme et du différentialisme, penser l’autonomie en termes de pluralisme offrait une issue possible, disions-nous. Encourager l’autonomie comme valeur transculturelle n’a de sens qu’à la condition de reconnaître le pluralisme des formes de vie et de traditions. C’est ce que fait Sen lorsqu’il laisse la liste ouverte des capabilités. De plus, ce pluralisme moral ne peut prendre forme que s’il est encouragé et soutenu par un pluralisme politique, c’est-à-dire par une pluralité d’organisations chargées de représenter et de défendre les intérêts des différents groupes sociaux. Toutefois si l’on veut éviter les écueils du communautarisme, se pose avec acuité la question de la légitimité de ces organisations. Toute action collective comporte deux risques : l’étouffement des aspirations personnelles et une fermeture à l’égard de l’extérieur qui l’empêche de jouer un rôle sur la scène publique. Promouvoir l’appartenance à un groupe ne peut être justifié que si ce groupe combine deux formes d’articulations : une articulation entre les intérêts de chacun et la finalité collective, et une articulation entre les intérêts du groupe et ceux de la société dans son ensemble.

La seconde hypothèse est alors la suivante : la légitimité de la justice de proximité peut être pensée en termes de médiation, celle-ci étant entendue comme une dialectique entre intérêts individuels et finalité collective, entre finalité collective et intérêt général.

Les deux chapitres qui suivent proposent d’analyser deux illustrations concrètes de dispositifs de justice de proximité à travers une grille de lecture fondée sur cette notion de médiation. Le premier, présent au Nord de la France, propose d’aider des personnes en situation précaire, dont la plupart sont des femmes, à mieux gérer leur budget (chapitre 9). Le second, implanté au Sénégal, est un dispositif de microfinance spécifiquement féminin (chapitre 10). Les deux dispositifs ont ceci d’intéressant qu’ils favorisent l’acquisition de capabilités en s’appuyant sur des groupes de femmes. Ce processus n’a toutefois rien de systématique : il dépend précisément de la manière dont les groupes jouent le rôle d’espace de médiation.