Introduction

Comment aider les femmes à mieux gérer leur budget et à mieux vivre leurs prestations sociales ? À la lumière de la réflexion avancée jusqu’à présent, cette question est finalement indissociable de celle de l’autonomie. Au-delà des difficultés d’ordre cognitif, les blocages proviennent en grande partie d’un déficit d’autonomie : déficit dans l’autonomie à l’égard du lien conjugal et familial, à l’égard des autorités publiques au travers des prestations sociales, à l’égard du système bancaire disposant d’un certain droit de regard sur leurs avoirs.

Parmi les femmes rencontrées dans le cadre de cette étude, bon nombre d’entre elles souffrent d’une perte d’estime de soi. Confrontées à un conflit interne entre ce qu’elles estiment être un comportement légitime et la vie qu’elles sont obligées de mener, et en l’absence d’une approbation par autrui permettant de valider leur choix, elles ont honte de leur situation. Pour la plupart d’entre elles, se pose également un problème d’interprétation des droits : on assiste à un décalage entre les droits dont les femmes bénéficient et ce qu’elles estiment être en droit de bénéficier. Alors que certaines dénient leurs propres droits, d’autres en revendiquent davantage. Dans les deux cas s’opère un décalage entre droits effectifs et droits perçus ; le sentiment de justice en est bafoué, impliquant un profond mal-être et des conflits internes qui s’expriment en termes d’usage des prestations sociales. Les questions posées sont alors les suivantes : comment permettre aux femmes d’acquérir une meilleure estime de soi ? Comment permettre aux femmes d’éprouver un sentiment de justice ? Comment permettre aux femmes de transformer leurs droits formels en droits réels ?

Il ne s’agit pas ici de réfléchir à des principes de justice à un niveau national et de s’interroger sur la pertinence des minima sociaux tels qu’ils sont formulés en France aujourd’hui. Notre réflexion est d’un autre ordre : elle s’interroge sur la question de la justice à une échelle concrète et locale : peut-on imaginer, au quotidien, dans un quartier, un moyen d’aider ces femmes à résoudre les problèmes quotidiens auxquelles elles sont confrontées ? En d’autres mots, comment les aider à vivre moins mal leur situation ? On s’expose alors à une critique de taille : aider les pauvres à supporter leur condition de pauvre, n’est-ce pas reconnaître que leur situation est inéluctable ? N’est-ce pas baisser les bras et faire en sorte que cette situation, dès lors qu’elle devient acceptable par ceux qui la vivent, devienne également acceptable par tous et donc inaltérable ?

Notre ambition, reconnaissons-le d’emblée, est limitée et n’évacue en aucun cas la nécessité impérieuse de remédier aux dysfonctionnements de la protection sociale et de l’emploi. Modeste, cette réflexion n’en est pas moins essentielle. Dès le début des années quatre-vingt, Pierre Rosanvallon [1981] annonçait la crise de l’« équation keynesienne », la fin de l’État-providence et exhortait l’ensemble des acteurs à imaginer de nouvelles formes de solidarité, seul moyen selon lui de sortir de l’alternative « privatisation / étatisation » qui avait montré ses limites. Depuis, les observations et les réflexions se sont multipliées. Du point de vue du vécu des personnes, notre propre constat ne fait qu’alourdir le poids d’une pathologie anomique déjà largement observée, quelle que soit l’appartenance de sexe. On a parlé à cet égard d’individualisme « négatif » et de trajectoires de « désaffiliation » [Castel, 1995] ou encore de « disqualification » [Paugam, 1933]. D’un point de vue macroéconomique, l’épuisement de la synergie équité / efficacité qui faisait la force des États-providence et l’enrayement du cercle vertueux de la croissance fordienne ont largement été confirmés [Boyer, 1991]. L’équité doit-elle être sacrifiée au nom de l’efficacité ? La réponse négative d’auteurs comme Rawls et Sen a largement été relayée par des auteurs français. Refusant l’idée d’une fatalité irréductible, plusieurs travaux, s’inspirant des réflexions de Rawls et de Sen tout en cherchant à les dépasser, ont proposé d’abandonner le dilemme équité / efficacité à travers un renouvellement de l’articulation entre justice globale et justice locale qui garantisse l’exercice d’un certain pluralisme [Affichard et Foucault (de), 1992, 1995 ; Monnier (ed), 1999]. Savoir économique et philosophie politique se rejoignent pour reconnaître la nécessité du pluralisme : seul un pluralisme à la fois moral (reconnaître la diversité des valeurs et des appartenances) et politique (autoriser l’expression des intérêts et des revendications des différents groupes sociaux) autorise l’équilibre des pouvoirs et permet à chacun de s’épanouir en référence à une communauté d’appartenance respectant les aspirations individuelles.

Une justice localisée apparaît capitale pour forcer l’incomplétude de mesures standardisées, incapables de saisir la singularité des trajectoires personnelles et les inégalités de capabilités qui en découlent. Mais toute justice de proximité court le risque d’un traitement arbitraire des personnes, soumises dès lors au bon vouloir de celles qui ont la charge de cette justice localisée. Une justice localisée visant à recréer des liens entre l’individuel et le collectif semble également incontournable pour pallier l’isolement et la désocialisation des personnes. Mais tout espace collectif porte en lui le danger d’un étouffement des aspirations personnelles et / ou d’un repli à l’égard de la société civile. Face à ces deux écueils, la mise en oeuvre d’une justice de proximité exige donc pragmatisme et prudence ; son aire d’influence doit être clairement délimitée ; des garde-fous doivent être posés, garants de sa légitimité.

Notre hypothèse est la suivante : la légitimité de la justice de proximité peut être pensée en termes de médiation, la médiation étant définie comme une double dialectique : dialectique entre l’individuel et le collectif, dialectique entre le collectif et le général. L’équilibre entre ces quatre pôles assure la légitimité de la justice de proximité. Nous proposons de confronter cette grille de lecture, dont le contenu est purement normatif, à une expérience particulière de médiation associative présente dans la région du Nord-Pas-de-Calais : celle des Écoles de Consommateurs.

Cette expérience s’inscrit dans un mouvement plus vaste d’initiatives associatives, particulièrement dynamiques depuis une vingtaine d’années en France et impulsées en grande partie par des femmes. Leur point commun est de créer, en partenariat avec les collectivités locales, des espaces de proximité visant à résoudre les problèmes vécus au quotidien.

Après une explicitation des termes de justice de proximité et de médiation (section 1), nous en verrons une illustration concrète à travers l’expérience des Écoles de Consommateurs (section 2). L’évaluation de ce dispositif met en évidence trois processus indissociables et cumulatifs : une meilleure gestion du budget couplée à l’acquisition d’un sentiment de respect de soi et une meilleure capacité de conversion des droits formels en droits réels. On retrouve la double dimension de la gestion, émotionnelle et cognitive. Si les femmes parviennent à mieux gérer leur budget, c’est tout d’abord parce qu’elles bénéficient de conseils techniques qui améliorent leur accès à l’information et la manière dont elles traitent cette information. C’est aussi parce qu’elles reprennent confiance en leurs propres capacités, qu’elles parviennent à se projeter dans l’avenir et qu’elles déchiffrent la complexité d’un environnement institutionnel considéré jusque là comme arbitraire.