A. Évaluer les inégalités : une base d’information « située »

Dans la réflexion d’Amartya Sen, la question de la base d’information occupe une place centrale. Au nom de l’accès à une liberté réelle et à une autonomie réelle (les capabilités), Sen se prononce en faveur d’instances publiques ou para-publiques qui rempliraient une triple fonction : établir la liste des capabilités pertinentes en fonction du contexte, évaluer les inégalités de capabilités et enfin corriger ces inégalités. Or pour répondre à ces trois exigences, nous dit Sen, il est capital que ces instances disposent d’une base d’information adéquate : c’est de la qualité et de l’étendue de l’information que dépend le jugement [Sen, 1990, p. 111]. Comme le remarque Robert Salais [1998], plusieurs questions restent toutefois en suspens.

La première est d’ordre pratique. Collecter les données nécessaires et pertinentes pour apprécier convenablement la situation des personnes exige un travail d’enquête délicat à mettre en oeuvre. Sen souligne l’incomplétude des analyses quantitatives fondées sur des critères objectifs (revenu, pouvoir d’achat) et plaide en faveur d’observations qualitatives [Sen, 1985, pp. 39 sq.]. Mais il n’est guère plus explicite et ne dit finalement rien de précis sur la manière d’évaluer les capabilités. Il est conscient de la difficulté. Il reconnaît que l’ensemble « capabilité n’est pas directement observable » [Sen, 2000, p. 82], et que souvent, les contraintes pratiques obligent à se contenter de l’examen des fonctions accomplies, sans qu’il soit possible d’évaluer l’éventail des choix dont disposent les personnes. Selon le contexte et les conditions d’accès à l’information, dit-il, l’approche en termes de capabilités est utilisée à des niveaux de précision plus ou moins élevés. Dans la plupart des cas, il faut se contenter d’un compromis entre « l’éventail de nos intérêts ultimes » et « les circonstances contingentes de la disponibilité de l’information » [ibid, p. 83]345.

Sen reste également silencieux sur l’évaluation d’une dimension pourtant essentielle de sa réflexion, celle de la conversion des droits formels en droits réels. Une seule recommandation revient de manière récurrente : l’usage de catégories statistiques générales, telles que femmes, minorités ethniques ou handicapés, qu’il juge particulièrement défavorisées aussi bien en ce qui concerne l’accès aux ressources et aux droits que leur conversion. Prêter attention à des inégalités de cet ordre est tout à fait légitime, c’est précisément la raison pour laquelle ce cadre théorique nous a été si précieux. Par contre, ne faut-il pas aller au-delà pour apprécier les opportunités de choix des personnes, s’assurer qu’elles ont les moyens de se construire un projet de vie, de prendre part à la vie de leur communauté d’appartenance et d’acquérir une certaine estime d’elles-mêmes ? Dans l’esprit de Sen, rappelons-le, une vie n’est pas digne d’être vécue si l’un de ces éléments fait défaut. De la même façon, ne faut-il pas aller au-delà de ces catégories générales pour mesurer précisément les droits et les biens auxquels les personnes ont accès et surtout, l’usage qu’elles en font ? Comme le suggère Robert Salais, l’usage d’un

‘« jugement général, statique et a priori sur la personne [...] contredit le principe même d’une base informationnelle de justice située et surtout visant à évaluer les trajectoires et les possibilités [...] Il s’oppose terme à terme à ce que devrait être un jugement de possibilité sur un cours de vie : spécifique, processuel, suspendu a priori aux résultats de l’épreuve qu’aura su faire la personne des ressources qui lui auront été données » [Salais, 1998, pp. 275-276]. ’

Un troisième problème, soulevé également par Robert Salais [1998], concerne la question du bien commun. Sen y accorde une certaine attention, notamment lorsqu’il propose de revoir la théorie du choix social en termes de discussion démocratique, de participation et de consensus [Sen, 1999, pp. 96 sq.]346. Toutefois il ne va guère plus loin. Alors qu’il insiste longuement sur les notions de coopération et la responsabilité347 - une société est juste si elle assure à chacun autonomie et liberté, mais aussi si elle incite au respect mutuel et à la coopération, deux dimensions qui fondent toute vie en société [Sen, 1999] -, Sen les laissent de côté aussi bien dans l’évaluation des inégalités que dans l’élaboration de la liste des capabilités. Par conséquent, ‘« le couple liberté / responsabilité reste bancal » [Salais, 1998, p. 276]’.

En restant aussi discret sur ces deux épineuses questions (information et bien commun) Sen donne le sentiment de ne pas mener à son terme sa propre réflexion. Salais en propose un prolongement, dont deux éléments sont susceptibles d’étayer notre raisonnement.

En premier lieu, ne faut-il pas envisager des niveaux intermédiaires, plus proches des personnes, et donc plus pertinents aussi bien en termes de jugement que d’information ? Salais évoque à cet égard l’idée de jugement « situé »,

‘« c’est-à-dire un jugement sur les possibilités réellement ouvertes qu’a l’individu en cet instant et en ce lieu de mener la vie qu’il entend mener » [Salais, 1998, p. 274]. ’

En second lieu, ne faut-il pas considérer que les capabilités des personnes, y compris à mener leur projet de vie, ‘« ne se forment que dans l’apprentissage de la participation à la réalisation d’un bien commun ? » [Salais, 1998, p. 289]’. L’auteur suggère l’idée d’une dialectique entre formation des capabilités et dynamique des règles :

‘« c’est de cette postulation, transcrite dans des dispositifs d’action et de jugement, que naissent les capacités effectives des personnes à agir dans une compatibilité de leurs projets et du bien commun. Parce qu’elles retrouvent dans l’institution des principes de justice dont elles partagent le sens ordinaire et sont ainsi confortées dans leurs propres principes d’évaluation ; parce que l’institution, en laissant ouvert un espace d’action pour ces capacités, leur donne la possibilité d’apprendre des situations et de s’y éprouver » [Salais, 1998, p. 289]348. ’

Quels sont ces niveaux intermédiaires dont parle Salais ? L’auteur met surtout l’accent sur les collectivités locales et sur les agents chargés de les représenter, rejoignant en cela les réflexions de Laurent Thévenot [1992 ; 1995] et celles du groupe « équité » du centre de recherche du Matisse (CNRS / Paris I) [Monnier (ed), 1999]. Toute mesure de justice sociale, quelle qu’elle soit, n’existe qu’à travers les acteurs chargés de la mettre en oeuvre. À partir du moment où l’on comprend les agents économiques « comme des acteurs capables de stratégies dans l’élaboration de normes d’équité », parler de redistribution « d’un point de vue général » n’a guère de sens :

‘« il convient désormais de souligner l’existence d’une variété de modes de redistribution dont les acteurs sont partie prenante » [Monnier, 1999, p. 10 et 18]. ’

Ce niveau de décision, complètement occulté par Sen, est d’autant plus essentiel en France du fait de la décentralisation, puisque départements et communes sont désormais responsables de la politique de la ville, de l’aide sociale, de la gestion du Revenu minimum d’insertion, du logement social, etc.

À cette première catégorie d’acteurs peut toutefois en être ajoutée une seconde : le milieu associatif. C’est précisément l’existence de ce « tiers secteur », situé entre l’État et le marché, qui garantit l’existence d’un pluralisme à la fois moral et politique ; or ce pluralisme conditionne l’élaboration d’une justice basée sur le processus et le consensus349.

Notes
345.

À une macroéchelle, n’oublions pas toutefois que l’approche en termes de capabilités a permis de construire des indicateurs beaucoup plus pertinents que les critères classiques basés uniquement sur des critères économiques, par exemple les indicateurs de développement humain, l’indicateur sexospécifique du développement humain ou encore l’indicateur de la participation des femmes (voir le chap. 1, sect. 2).

346.

Contrairement à ce qu’en dit R. Salais, qui estime que cette notion de bien commun « est absente chez Sen » [Salais, 1998, p. 276].

347.

Notamment lorsqu’il insiste sur la distinction entre accomplissement et liberté [Sen, 1993a, pp. 65 sq.].

348.

Salais ne l’évoque pas, mais en intégrant la notion de bien commun, il répond à l’une des critiques formulées par les communautariens. La position communautarienne a été abordée au chap. 1 (sect. 3).

349.

Sen y fait d’ailleurs allusion : il est nécessaire, dit-il, que les « différents groupes aux intérêts divergents participent à la discussion » [Sen, 1999, p. 96].