Section 2. Le dispositif des Écoles de Consommateurs359

Mis en place à la fin des années quatre-vingt par le Centre régional de la consommation de la Région Nord-Pas-de-Calais, le dispositif des Écoles de Consommateurs était centré au départ exclusivement sur les problèmes de surendettement. Mais les résultats se sont avérés décevants. L’expérience s’est alors progressivement élargie pour devenir un lieu d’information, de formation et d’expression autour des problèmes de la vie quotidienne. Aujourd’hui, les Écoles se donnent officiellement pour mission d’être un « lieu d’apprentissage de la citoyenneté ». Apprendre de manière active et conviviale à comprendre ses droits et ses devoirs de consommateur, à mieux appréhender sa vie au quotidien et à s’impliquer dans la vie de son quartier sont devenus les axes principaux d’intervention. Accompagner les personnes dans la gestion de leur budget reste une priorité, mais dans une perspective plus large de « mieux être », et en mettant l’accent sur une pédagogie active, basée sur l’expérience vécue et sur la valorisation des personnes, de leurs propres savoirs et savoir-faire. 22 Écoles sont aujourd’hui réparties sur l’ensemble de la région, regroupant chacune entre 8 et 30 personnes, soit un total de près de 300 personnes.

Les objectifs annoncés soulèvent d’emblée plusieurs interrogations. Entre aider les personnes à faire valoir leurs droits et leur inculquer davantage de devoirs et d’obligations, il n’y a qu’un pas. Entre aider les personnes à mieux gérer leur budget et les inciter à moins dépenser ainsi qu’à se contenter de satisfaire leurs besoins physiologiques, le seuil est également vite franchi. On retrouverait alors les tentatives de moralisation et de prévoyance destinées aux pauvres du siècle dernier, et dont les femmes d’ailleurs, avaient principalement la charge. Jusqu’à ce que les premiers droits sociaux soient proclamés, c’était le seul moyen qu’avait trouvé la société pour contenir le paupérisme et éviter qu’il ne menace trop fortement la paix sociale360. Quant à l’implication des personnes dans la vie de leur quartier, on peut également s’interroger sur la légitimité de ce type de démarche. Cela rappelle une certaine forme de républicanisme moral, dont Rousseau a été l’un des premiers adeptes. Dans le républicanisme rousseauiste, seules l’éducation et la moralisation en faveur de l’intérêt général peuvent endiguer les dérives égoïstes issues de la modernité et assurer les libertés personnelles : c’est en prenant de la distance à l’égard de leurs propres intérêts et en s’impliquant dans les affaires de la cité dont elles ont ainsi la maîtrise, que les personnes deviennent libres. Les excès de cet « humanisme civique » ont largement été dénoncés [Berlin, 1969 ; Mesure et Renaut, 1999, p. 160 sq.]. Dans le contexte ici présent, l’idée semble d’autant plus incongrue : à des personnes déjà quelque peu victimes d’un système incapable de les intégrer, on demanderait qu’elles sacrifient leur intérêt particulier pour se consacrer au bien commun ? Cette proposition semble difficilement soutenable.

Rassurons le lecteur : l’évaluation que nous avons menée offre un tableau beaucoup plus optimiste que celui qui vient d’être brossé. D’après nos observations, l’accent est mis davantage sur les droits que sur les devoirs. Les personnes ne sont pas exhortées à moins consommer, mais à mieux consommer. La participation à la vie du quartier n’existe que pour autant qu’elle réponde à des intérêts particuliers. Enfin, ce dispositif a ceci d’exceptionnel que les difficultés monétaires et financières des personnes en situation de précarité sont comprises de manière globale. Ses promoteurs ont compris qu’exhorter des pauvres à mieux gérer un budget serait une entreprise vaine si l’on ne leur donnait pas d’abord les moyens de reprendre confiance en eux comme en autrui.

Il n’empêche que toute évaluation de ce type de dispositif ne peut faire l’économie d’une interrogation sur sa légitimité. C’est à cette tâche que nous nous sommes également attelés. Après avoir décrit le fonctionnement du dispositif (§1), nous présentons l’impact en termes de gestion de budget, à la fois cognitif et émotionnel (§2), les mécanismes sous-jacents (§3), pour enfin nous interroger sur les conditions de la légitimité de ce type d’intervention (§4). C’est ici que la notion de médiation révèle sa fécondité heuristique : elle se présente à la fois comme une grille de lecture des dynamiques instaurées et comme un garde-fou à l’égard des différentes dérives évoquées.

Notes
359.

Cette section s’appuie sur deux types de données : une enquête quantitative, menée auprès de la quasi-totalité des membres du dispositif des Écoles de Consommateurs et une enquête qualitative, avec 35 entretiens de types récits de vie. La méthode d’enquête est décrite au chap. 3. Les résultats quantitatifs ont permis de baliser la réflexion, mais nous n’en avons fait qu’un usage très limité.

360.

Voir chap. 5 (sect. 1).