§2. L’impact du dispositif : une dimension cognitive et émotionnelle

Après plus de dix ans de fonctionnement, comment évaluer l’impact de ce dispositif ? Des enquêtes réalisées chaque année, auprès de l’ensemble des bénéficiaires, mettent en évidence trois types d’impact :

Nos propres enquêtes, réalisées auprès de 35 participants aux Écoles (32 femmes et 3 hommes), à partir d’entretiens de type récits de vie, ont permis de préciser le processus et surtout de mettre en évidence la forte interaction entre ces trois dimensions. Compte tenu du peu d’hommes rencontrés, nous nous limiterons à décrire les effets observés chez les femmes. L’imbrication des dimensions cognitive et émotionnelle, évoquée au chapitre 8, est ainsi confirmée.

Que signifie « mieux gérer son budget » ? Les personnes évoquent les effets suivants : faire des économies, tenir ses comptes, organiser autrement le paiement des factures, faire valoir ses droits à des prestations, et enfin rechercher des crédits moins chers. Pour chaque effet évoqué, nous allons le voir, les dimensions cognitive et émotionnelle sont indissociables.

Faire des économies, c’est tout d’abord comprendre le fonctionnement des facturations et parvenir ainsi à limiter la consommation d’énergie, d’eau et de téléphone ; c’est aussi apprendre à comparer les prix avant d’acheter, éviter les promotions frauduleuses et refuser les démarcheurs à domicile ; c’est également exister autrement qu’à travers l’acquisition de biens de consommation, ou encore oser refuser les sollicitations des enfants.

Tenir ses comptes, c’est assimiler des règles élémentaires de comptabilité, apprendre à maîtriser l’utilisation des différents outils de paiement et à planifier ses dépenses. Mais c’est aussi se construire une échelle temporelle, élaborer des projets qui incitent à se projeter dans l’avenir et à épargner, ou encore entretenir de meilleures relations avec la banque.

Tableau 3. Tenir ses comptes. Illustrations
Pour celles qui n’avaient pas du tout l’habitude de gérer et qui étaient jusque là obligées de solliciter l’entourage à partir du 15 du mois, c’est un grand soulagement. Pour Meila, c’est une des choses qu’elle apprécie le plus « ça soulage, maintenant la famille c’est juste quand vraiment on a pas les moyens de faire autrement » (Meila, 28 ans, divorcée, 3 enfants, bénéficiaire du Rmi, vit en foyer, BEP non terminé)
Josiane qui a appris à faire son budget avec l’École, arrive maintenant à « tenir jusqu’au bout » et fréquente beaucoup moins les organisations caritatives : « ça fait deux ans que j’y vais plus du tout, la dame l’autre fois je l’ai croisée elle m’a dit ‘tiens vous devez bien vous débrouiller vous venez plus’ et c’est vrai que maintenant je me débrouille j’ai plus besoin de quémander partout, y en a d’autres qui ont plus besoin. Je dis pas que j’irais pas un jour mais j’essaie d’éviter maintenant » (Josiane, 57 ans, divorcée, 8 enfants dont 1 à charge, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme).
Josiane a appris à budgétiser ses dépenses, c’est-à-dire à calculer l’ensemble des dépenses en tenant compte de leur caractère annuel ou trimestriel, et à savoir ainsi combien il lui reste par mois pour vivre : « J’ai appris à calculer ce qu’il y a à payer. Après je sais qu’il reste tant. Avant je vivais au jour le jour. L’assistante sociale me disait que je pouvais vivre avec 15 francs par jour. Avec huit enfants c’est possible [...] Avant le 15 y avait plus rien, on ne vivait qu’avec les colis d’Emmaus, du Secours populaire, de la Croix Rouge [...] » (Josiane, 57 ans, divorcée, 8 enfants dont 1 à charge, bénéficiaire du Rmi, sans diplôme).
Source : Enquêtes Guérin [1998c]

Organiser autrement le paiement des factures, c’est apprendre à planifier ses dépenses, à mensualiser le paiement ou encore à imaginer des astuces pour s’obliger à épargner. C’est aussi le sentiment de ne plus « subir » un système considéré jusque là comme arbitraire. On est d’autant plus enclin à payer que l’on comprend les règles du jeu. C’est également se sentir capable de négocier des rééchelonnements et en prendre l’initiative. Les factures, nous l’avions évoqué au chapitre 8, posent en fait un double problème. Si elles sont autant source d’angoisse, c’est bien sûr parce qu’elles grèvent les budgets, mais c’est aussi parce qu’elles représentent tout un « monde » - celui des administrations -, tellement incompréhensible qu’il en devient parfois effrayant. Savoir mieux gérer les factures, c’est enfin mieux comprendre le fonctionnement des administrations.

Faire valoir ses droits à des prestations, c’est comprendre, ou du moins se familiariser avec l’écheveau du système de redistribution. C’est aussi retrouver les notions de réciprocité et de coopération, et donc prendre conscience de ses droits et accepter de recevoir. C’est aussi établir de meilleures relations avec les administrations.

Enfin, rechercher des crédits moins chers, c’est disposer de critères d’évaluation et de comparaison des différentes alternatives, et notamment déchiffrer le coût des crédits. C’est aussi être en mesure de les débattre et de les discuter.

Dans chaque cas évoqué, si l’accès à l’information autorise une meilleure gestion, c’est surtout le traitement de l’information qui importe : celui-ci est facilité par une reprise de confiance en soi et par une reprise de confiance dans l’environnement institutionnel.

Le tableau ci-dessous résume les différentes formes d’impact identifiées.

Tableau 26. L’impact du dispositif. Une dimension cognitive et émotionnelle
Dimension cognitive Dimension émotionnelle
Faire des économies363
41,2%
- compréhension du contenu des factures qui autorise une réduction de sa consommation d’eau, d’électricité, de gaz
- exister autrement qu’à travers l’acquisition de biens de consommation
- oser refuser les sollicitations des enfants
Tenir ses comptes
34,5%
- apprendre des règles élémentaires de comptabilité
- maîtriser l’utilisation des différents outils de paiement
- planifier ses dépenses
- volonté de maîtriser ses comptes
- projets qui incitent à se projeter dans l’avenir et à épargner
- meilleures relations avec la banque
Organiser autrement le paiement des factures
34,5%
- budgétiser les dépenses
- savoir qu’il est possible de mensualiser
- imaginer des astuces pour s’obliger à épargner
- savoir qu’il est possible de négocier des rééchelonnements
- avoir le sentiment de ne plus « subir » un système, facilite le paiement (comprendre le contenu des factures, « démystification » des administrations)
- être capable de négocier
Faire valoir ses droits à des prestations
26,7%
- compréhension de l’écheveau du système de prestations sociales et de protection sociale - prendre conscience de ses droits
- meilleures relations avec les institutions
- être capable de négocier
Rechercher des crédits moins chers
22,7%
- accès à l’information - être capable de négocier
Sources : Enquêtes Guérin [1998c]

Penchons-nous à présent sur les mécanismes qui animent le dispositif, l’imbrication des dimensions émotionnelle et cognitive n’en sera que plus intelligible : c’est ici que le rôle des Écoles peut s’interpréter en termes d’espace de médiation.

Notes
363.

Les résultats chiffrés sont issus de l’enquête quantitative réalisée en 1998 auprès de l’ensemble des participants aux Écoles (soit 250 personnes). L’ensemble des résultats de cette enquête sont donnés en annexe 4. Cette enquête s’est basée sur un questionnaire écrit à questions fermées avec réponses à choix multiples, les personnes y ont répondu individuellement.