A. Négociation et compromis

Chaque École fonctionne en partenariat avec de multiples organisations publiques, para-publiques, voire associatives. Travailler en partenariat, nous l’avons vu, répond à un double objectif : bénéficier de financements, bien sûr, mais aussi améliorer la coordination locale et donc les services offerts aux publics défavorisés. De cette pluralité d’acteurs résulte ce que Jean-Marie Monnier appelle « une aire de solidarité » :

‘ « Ces aires sont mouvantes et susceptibles de se recouper en fonction des comportements stratégiques des acteurs. Ces comportements sont liés à la position des acteurs les uns par rapport aux autres ou dans les domaines où ils opèrent. Ils tiennent compte des logiques intertemporelles inhérentes à ces domaines. Ils dépendent enfin de la perception qu’ont les acteurs des principes qu’il convient de mettre en oeuvre, et de l’importance qu’ils accordent aux problèmes à régler » [Monnier, 1999, pp. 19-20].’

Au sein de cette « aire de solidarité », se discutent, se négocient, voire s’affrontent des langages parfois incompatibles, des contraintes, des objectifs et des temporalités souvent divergents et conflictuels. Comment prévoir l’issue de la négociation ? Même si l’on n’est pas dans un cas de justice locale au sens où l’entend Jon Elster369, il est possible de s’inspirer de la grille de lecture proposée par l’auteur pour analyser le déroulement de la négociation. Tout dispositif de justice locale, nous dit Elster, repose sur un processus « conflictuel » d’agrégation des préférences, produit d’un « compromis négocié » déterminé par deux facteurs : d’une part les préférences des différents acteurs en matière de justice et de distribution, et d’autre part le pouvoir d’influence qu’ils exercent sur le processus [Elster, 1995, p. 167].

Elster distingue tout d’abord les acteurs de « premier niveau », chargés de la mise à disposition de moyens matériels. Ici, ce sont les bailleurs de fonds. Ce type d’acteurs s’intéresse surtout à l’efficacité globale ; leur choix est essentiellement guidé par un usage le plus efficace possible des fonds disponibles. Par exemple, lorsque c’est le Conseil général qui finance, maximiser le nombre de bénéficiaires du Rmi participe du cahier des charges ; la « réinsertion » des personnes fait partie des résultats attendus. Lorsque c’est la Caisse d’allocations familiales, l’attention se porte sur les familles avec enfants et sur les mères de famille monoparentales ; limiter le surendettement et la dépendance à l’égard des prestations sociales est le principal objectif. Lorsque c’est une municipalité dans le cadre des contrats de Ville, l’accent est mis sur la dynamique de quartier et sur l’essaimage associatif.

Les exigences des bailleurs de fonds, on s’en doute, sont source de contraintes. Par exemple le Conseil général, en ne financant qu’au prorata du nombre de personnes bénéficiaires du Rmi, oblige parfois les animatrices à orienter le « recrutement » et à faire de la prospection. Cette rigidité tend à limiter la souplesse et la spontanéité du dispositif. Elle va également à l’encontre d’un facteur pourtant décisif dans la dynamique collective : l’hétérogénéité du public.

Si cette première catégorie d’acteurs exerce un contrôle évident sur l’orientation du dispositif, animatrices et public bénéficiaire - acteurs de second et de troisième niveau selon la terminologie d’Elster - restent garants de son orientation finale.

Tous les partenaires sont d’accord sur les objectifs à mener : aider les personnes à mieux vivre au quotidien, à mieux gérer leur budget et ainsi diminuer la dépendance à l’égard des services sociaux. Ce dernier point laisse toutefois une marge d’interprétation non négligeable. On remarque tout d’abord qu’en dépit des requêtes successives de certains bailleurs de fonds, et au nom de la dignité et de l’intimité personnelles, les animatrices refusent de procéder à des évaluations portant précisément sur le degré d’endettement de leur public. On note ensuite que l’indépendance se prête à une double acception. Cette indépendance peut être d’ordre matériel ; elle peut également être d’ordre moral, se rapprochant ainsi de la notion d’autonomie : mieux maîtriser les services proposés et ainsi, mieux en profiter. Les deux tendances, qui ne sont d’ailleurs pas forcément incompatibles, ont été observées. Jusque là, en l’absence de toute budgétisation, certaines personnes étaient contraintes dès le quinze ou le vingt de chaque mois à se lancer dans « la chasse aux aides ». Elles ont appris à budgétiser et à faire quelques économies ; elles disent qu’elles vont beaucoup moins « quémander » auprès des services sociaux et des organismes caritatifs. Simultanément, on constate une meilleure capacité de négociation et de contournement des règles administratives. Les personnes ont le sentiment de mieux comprendre leur environnement institutionnel, de mieux faire valoir leurs droits, mais aussi de mieux contourner certaines contraintes. Au-delà de l’acquisition de connaissances, c’est aussi un savoir empirique qui est nécessaire pour apprendre à composer avec les services sociaux. Il s’agit de savoir effectuer les bonnes démarches, de s’adresser à la bonne porte, mais aussi d’utiliser les « bonnes définitions » [Messu, 1987 ; Ogien, 1983]. Or l’École est aussi un lieu d’apprentissage de ce savoir empirique. À travers les échanges d’expériences, les personnes parviennent à mieux comprendre la logique du système et s’échangent les « bons tuyaux ». Le savoir-faire relationnel nécessaire pour « amadouer » les assistantes sociales s’apprend aussi en groupe. Être patient, ne pas les affoler, prétexter que les enfants sont malades si elles n’ont pas le temps et qu’un rendez-vous est proposé, y aller progressivement dans l’énoncé des différents problèmes, reconnaître le rôle central des travailleurs sociaux, tout justifier à partir d’un souci d’économie et du bien-être des enfants, surtout ne pas s’énerver, ne pas insulter, se persuader que ça ne sert à rien même si l’autre y met vraiment de la mauvaise volonté, etc. : ce sont là autant de « combines » échangées et discutées au sein des Écoles. Émerge peu à peu un savoir commun, dont le contenu dépend des personnes elles-mêmes, mais aussi des animatrices. Plus précisément, c’est le type de jugement qu’elles exercent et leur propre conception de la justice qui sont susceptibles d’orienter le savoir commun du groupe.

Notes
369.

Rappelons en deux mots la démarche de J. Elster par rapport à la question de la justice locale : il s’est intéressé à la manière dont sont allouées, localement, certaines ressources indépendantes du système redistributif global (par exemple la répartition des places à l’université, en logement à loyer modéré ou en institution pour personnes âgées, la sélection des parents adoptifs ou le personnel à licencier au sein d’une entreprise, etc.). À partir d’un certain nombre d’étude de cas, il s’est attaché à décrire les modalités de répartition telles qu’elles sont pratiquées par les acteurs et à discerner les principes généraux.