B. Les animatrices et l’ambivalence du jugement situé

Quelle que soit la finalité affichée par le dispositif, ce sont les animatrices qui sont garantes de son accomplissement. En se saisissant de leur mission afin de la rendre opérationnelle, elles l’imprègnent forcément de leur propre opinion et de leur propre sensibilité. Si la proximité autorise une justice « située », pour reprendre l’expression de Robert Salais [1998], elle n’exclut pas, loin s’en faut, les risques de dérives. L’ambivalence du jugement situé a largement été soulignée. Elle est particulièrement manifeste dans l’octroi du Rmi. L’individualisation de la procédure vise à remédier à l’anonymat et au caractère parfois inégalitaire de mesures uniformisées incapables de saisir et donc de compenser de trop lourds handicaps ; mais cette individualisation porte en elle les germes d’une justice discrétionnaire où le poids de « l’arbitraire personnel » conditionne la pragmatique du jugement et l’emporte sur l’observation des règles [Astier, 1997, p. 28]. En outre, l’inscription territoriale du dispositif, si elle autorise une adaptation des critères au contexte socioéconomique local, comprend également le piège

‘« d’inégalités de traitement peu compatibles avec [l’] objectif global de restauration de la cohésion sociale » [Le Clainche et Outin, 1999, p. 156]’

Le même constat a été fait à propos des animateurs de quartier. Ainsi, Laurent Thévenot reconnaît la légitimité de la fonction de médiation des animateurs, lorsqu’ils aident les jeunes à traduire ‘« leurs conceptions du juste en des termes qui soient compatibles, compréhensibles par les institutionnels » [Thévenot, 1995, pp. 65]’. Mais il met également en garde contre les dangers d’espaces locaux de justice, au sein desquels « l’aide mutuelle ne passe pas par la formalisation du juste », mais par

‘ « l’élaboration d’un ordre domestique de la confiance qui soumet à la justification générale une évaluation supportée par de tels liens, avec les risques de fermeture sur des dépendances personnelles hiérarchiques et de liens de clientélisme » [ibid, pp. 65-66]. ’

Citons également le constat de Gilles Raveaud [2000] au sujet d’une association déléguée par la municipalité pour octroyer les logements sociaux aux personnes sans domicile fixe. La souplesse et la proximité, caractéristiques propres au milieu associatif, autorisent une procédure de sélection a priori plus adaptée aux parcours et aux besoins personnels. Dans les faits, où se cumulent la maladresse des travailleurs sociaux et les exigences de résultat fixées par la municipalité, c’est aussi un moyen de « sélectionner » les plus aptes et les plus motivés : le jugement personnel, au lieu de pallier les inégalités issues de procédures standardisées, devient foncièrement inégalitaire.

Les responsables d’ATD Quart-Monde sont les premiers à reconnaître l'ambiguïté de l’accompagnement social qu’ils pratiquent au quotidien. Selon la manière dont cet accompagnement s’exerce, ils y voient « la meilleure ou la pire des choses » [ATD Quart-Monde, 1990, p. 63]. Indispensable pour « sortir du cercle vicieux de la misère », pour aider les plus démunis à reprendre confiance en eux et faire valoir leurs droits, l’accompagnement peut rapidement se transformer en « contrôle social » [ibidem]. Entre partenariat et paternalisme, la frontière est ténue, alors que leurs implications sont essentielles : tandis qu’une preuve de confiance suffit parfois à enclencher un processus d’épanouissement, rien n’est plus infantilisant et plus humiliant, en revanche, qu’un accompagnateur qui se met à « penser à la place » de son public [ibidem].

Revenons aux animatrices des Écoles de consommateurs : elles se situent en permanence sur le fil du rasoir évoqué à l’instant, et certaines n’hésitent pas à le reconnaître. Décomposer les modes de fixation des prix et les techniques de marketing, et mettre en évidence le coût considérable des seules marques, n’est-ce pas inciter les personnes à se contenter de produits sans marque ? Décrire des techniques de budgétisation, n’est-ce pas encourager les personnes à épargner et donc renoncer à quelques plaisirs quotidiens ? Entre l’explication et les recommandations, entre la prise en compte des spécificités personnelles et l’intrusion dans la vie privée, la marge est étroite. Elle l’est d’autant plus que les personnes sont elles-mêmes en demande d’écoute et d’attention. Toutefois le fonctionnement en réseau, les réunions régulières entre animatrices, et les études régulières d’évaluation permettent de penser que les risques de dérives sont limités. Notons également que leur pouvoir de contrôle est de toute façon faible ; contrairement à une procédure liée au système redistributif global, tel que l’octroi du Rmi, leur jugement n’a aucune incidence en termes d’allocation de biens ou de ressources. Les personnes auxquelles elles s’adressent ont tout le loisir de manifester leur mécontentement ou tout simplement de quitter le groupe ; la prise de parole, au sens d’Albert Hirschman, est possible. Cette dernière remarque nous conduit au troisième facteur de ce « compromis conflictuel ». Au-delà des exigences et des objectifs fixés par les bailleurs de fonds, au-delà de l’individualité des animatrices, l’histoire de chaque groupe est indissociable du profil des personnes qui composent ce groupe.