Conclusion du chapitre

Une justice de proximité semble incontournable si l’on souhaite mener la réflexion de Sen à son terme, la notion de justice de proximité étant définie comme un espace chargé d’assurer l’articulation entre les droits formels et les exigences locales et dont la finalité serait triple : évaluer l’autonomie réelle des personnes, les aider à faire valoir leurs droits et à convertir ces droits en réelles potentialités, et enfin concilier la promotion de l’idéal d’autonomie avec celle d’appartenance. Face aux risques inhérents à toute action collective, nous avons proposé une grille de lecture en termes de médiation, celle-ci étant pensée comme une dialectique entre les pôles de l’individuel et du collectif, du collectif et du général.

La médiation assure le lien entre les particularités personnelles et l’appartenance à un collectif, entre la reconnaissance des droits et des particularités de chacun et l’appartenance de ce chacun à un tout. Elle répond ainsi au souci communautarien de la liberté « située », sans pour autant tomber dans le regret nostalgique de traditions dont on ne sait la marge qu’elles laissent au libre arbitre. La notion de médiation se rapproche en cela de la notion d’espace public proposé par le républicanisme, et notamment par Jurgen Habermas : l’usage de la raison pratique autorise un détachement vis-à-vis des normes du groupe d’appartenance et permet de se défendre contre l’éventuel paternalisme étatique. Elle s’en éloigne toutefois dans la mesure où elle n’exige pas des personnes qu’elles se détachent de leurs intérêts privés.

Appliquée à une expérience particulière, celle du dispositif des Écoles de consommateurs, cette grille de lecture nous a permis de décrypter les effets produits comme d’en cerner les limites. C’est à travers la participation à cet espace de médiation, que les informations nécessaires aux démarches de la vie quotidienne acquièrent du sens ainsi qu’une certaine légitimité. C’est encore à travers la participation à cet espace de médiation, que les femmes se (re)construisent une autonomie personnelle via l’acquisition d’une capacité de jugement pratique et via l’élaboration de ce que Rawls qualifierait de projet de vie. C’est toujours à travers la participation à cet espace de médiation, que les femmes acquièrent un respect d’elles-mêmes, prennent conscience de leurs droits et parviennent à les convertir en droits réels via le réapprentissage des relations de coopération et de réciprocité. Elles prennent conscience d’elles-mêmes et de leurs possibilités, parviennent à mieux gérer leurs relations avec autrui et notamment à se détacher d’une pression familiale parfois oppressante, et enfin se familiarisent avec les règles du jeu social. L’évolution des rapports de pouvoir, le sentiment de ne plus « subir » un système et la dynamique de la réciprocité conduisent à une meilleure perception du sentiment de justice. L’ensemble de ces éléments concourent à une meilleure maîtrise de soi, et par conséquent de son budget : on retrouve la dimension cognitive et émotionnelle de la gestion évoquée au chapitre 8. Au-delà des informations techniques et du traitement de cette information (éléments de comptabilité, compréhension des factures, du fonctionnement d’un compte bancaire et des différents outils de paiement, etc.), l’amélioration de la gestion s’appuie sur une reprise de confiance en soi, la capacité à se projeter dans l’avenir, et un sentiment de maîtrise de son environnement et de ses propres choix.

Notons bien le caractère pragmatique et dialectique du processus observé. Celui-ci n’est rien d’autre que le produit d’une appropriation par les différents acteurs qui en sont partie prenante : les institutionnels qui en sont à l’origine, les animatrices, enfin et surtout le public bénéficiaire. Il ne suffit pas de décréter la mise en place d’espaces de médiation pour que ceux-ci prennent forme. Dès lors que les particularités personnelles ne sont pas prises en compte (étouffement du pôle individuel par le pôle du collectif) ou ne sont pas respectées (ingérance et intrusion dans la vie privée par les personnes chargées d’animer le dispositif), dès lors que le groupe n’est qu’un agrégat d’individualités sans aucune dynamique commune (absence de pôle collectif), dès lors que le groupe est clos sur lui-même et qu’il n’y a aucun lien avec la justice globale (groupe subversif), dès lors enfin que le groupe n’a plus aucune indépendance et qu’il est entièrement régulé par son environnement (groupe instrumenté), alors ce type d’intervention n’a plus de légitimité.

Enfin, reconnaître le rôle du milieu associatif ne conduit en aucun cas à reléguer celui de l’État au second plan. Ce n’est pas seulement une question de moyens matériels, c’est aussi une question de coordination et d’articulation entre les différents domaines où s’exercent les inégalités (santé, emploi, éducation, etc.), ainsi qu’entre les niveaux chargés de mettre en oeuvre la lutte contre les inégalités [Affichard et Foucault (de), 1995, p. 25].