§1. La microfinance comme outil de développement

Instrument d’intégration des « pauvres » au marché et au circuit économique ainsi que mode d’allocation des ressources rares, facteur d’émancipation et de lutte contre l’exclusion de certaines franges de la population, facteur de dynamique collective, d’apprentissage de la démocratie et d’émergence de la société civile, la liste serait longue des effets de levier potentiels de la microfinance, reconnus tant par les ONG, les bailleurs de fonds, les organismes de coopération bilatéraux et multilatéraux, au Sud comme au Nord375.

Dans ce vaste mouvement d’expansion et de reconnaissance de l’outil, il faut souligner le rôle du Bureau international du travail, et plus récemment de la Banque mondiale. Convaincu que la stabilité et la performance des systèmes financiers affectent directement le niveau de l’emploi, de la pauvreté et de l’exclusion sociale, le Bureau international du travail a mis en place depuis 1990 une unité intitulée Finance et Solidarité. Sa mission est plurielle : anticiper les coûts sociaux des crises financières, jouer un rôle préventif dans l’adaptation des marchés financiers aux besoins des populations et mener une réflexion sur les connexions entre marchés financiers et emploi, sur des instruments innovants tels que la microfinance, et enfin sur les politiques publiques susceptibles d’affecter le fonctionnement des marchés financiers [BIT, 1999a].

L’année 1995 marque un tournant dans la reconnaissance de l’outil. En mars 1995, la déclaration et le plan d’action du Sommet social de Copenhage en appellent à la nécessité de relier les problèmes sociaux à la question de l’accès aux marchés financiers. Au même moment, se crée sous l’égide de la Banque mondiale le Groupe consultatif d’assistance au plus pauvres (CGAP), dont l’un des objectifs vise précisément à créer un climat propice au développement de la microfinance : il s’agit de généraliser le soutien de l’institution à des expériences concrètes, mais aussi de favoriser la coordination entre les différents donateurs et de contribuer ainsi à la diffusion de « pratiques optimales » (best practises). En 1997 à Washington, le premier Sommet du microcrédit lui donne encore une autre ampleur. Organisé à l’instigation d’un consortium regroupant de multiples organismes de microfinance, bailleurs de fonds et fondations, soutenu par l’ONU et par plusieurs gouvernements, réunissant plus de 2000 organisations, cet événement officialise la légitimation de cet outil sur la scène internationale. L’objectif des promoteurs du sommet est clair : c’est un appel à la mobilisation internationale, avec pour objectif de toucher cent millions de familles « les plus pauvres », et notamment les femmes, d’ici 2005.

Simultanément, on assiste sur le terrain à l’émergence d’une floraison de dispositifs. Qu’il s’agisse des objectifs poursuivis, de l’échelle d’intervention, de l’importance de l’épargne mobilisée et des crédits distribués, du mode d’organisation et du degré d’autogestion souhaité ou encore du type de promoteurs impliqués, cet enthousiasme recouvre des réalités très disparates. Le terme microfinance renvoie tout aussi bien à des institutions financières comme la Grameen Bank ou la Bank Rayat Indonesia qui regroupent plus de deux millions d’emprunteurs, à des réseaux mutualistes et coopératifs déjà anciens qui se mettent à élargir leur clientèle, et à une infinité d’ONG qui décident d’intégrer un volet crédit dans leur programme.

Si l’on s’en tient aux dispositifs faisant preuve d’un minimum de viabilité et d’envergure, les chiffres sont toutefois éloquents. Parmi les 900 dispositifs répertoriés par la Banque mondiale en 1995 sur l’ensemble des continents (dispositifs de plus de 1000 clients et ayant plus de trois ans d’existence), 80% d’entre eux n’existent que depuis le début des années quatre-vingt [Banque mondiale, 1997]376. Parmi les 174 dispositifs recensés par le Bureau international du travail en 1995 en Afrique de l’Ouest, 72% d’entre eux ont été créés après 1990 [BIT/BCEAO, 1998b].

Encadré 16. Questions de définition

  • On parle à la fois de microfinance et de microcrédit, de finance de proximité et de finance décentralisée ou encore de finance solidaire.
    • Microfinance et microcrédit
    L’emploi du terme « micro » met l’accent sur l’échelle des projets financés : prêts de faible montant destinés à des projets de petite envergure, généralement d’auto-emploi.
    Trois critères sont généralement retenus : faible montant, courte durée, et s'adressant en premier lieu aux exclus des banques commerciales. Parler de « faible » montant n’a de sens que par rapport à un niveau de vie. La Banque mondiale retient comme critère un montant maximal de 30% du PIB par habitant. Ainsi, en France, un prêt d’environ 30 000 FF sera considéré comme de la microfinance, tandis qu’au Sénégal le montant retenu sera d’environ 1 500 FF.
    Le terme microfinance recouvre à la fois les opérations de crédit et d’épargne ; la spécificité des expériences destinées aux plus pauvres réside dans l’octroi de crédit préalable à l’épargne, ce qui explique l’emploi du terme microcrédit. En revanche, la plupart de ces mêmes expériences prévoient, à court ou moyen terme, la mobilisation d’épargne.
    • Finance de proximité, finance décentralisée
    Ces expériences se distinguent des systèmes bancaires classiques par une volonté de proximité. Cette préoccupation implique nécessairement une décentralisation des opérations.
    • Finance solidaire
    L’adjectif solidaire se justifie de deux manières. En premier lieu, certaines expériences mettent au premier plan de leurs préoccupations des questions d’éthique et de lutte contre la précarité, et non pas de rentabilité financière. En second lieu, bon nombre d’expériences se basent sur le principe de la caution solidaire, inspiré de la Grameen Bank : la solidarité n’est plus entre opérateurs et clients mais entre les clients eux-mêmes.
    Afin de recouvrir la palette la plus large d’expériences, nous avons opté pour le terme microfinance.

Concernant l’Afrique de l’Ouest, il faut préciser que l’expansion de la microfinance a été largement facilitée par la loi PARMEC (programme d’appui à la réglementation des mutuelles d’épargne et de crédit), adoptée par la plupart des pays de l’Union économique et monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) au cours des années 1994 et 1995. Face à des systèmes bancaires en complète décomposition, cette loi vise à encourager et à structurer la mise en place d’initiatives décentralisées d’épargne crédit. Il s’agit de réglementer et d’organiser les initiatives afin d’éviter les abus et de protéger les déposants. Il s’agit également d’offrir un cadre juridique unifié à l’ensemble des pays de l’UEMOA avec l’idée, à terme, d’aboutir à la création d’un véritable système financier régional [Lelart, 1996 ; Mayoukou, 1998].

La base de données réalisée par le Bureau international du travail dans le cadre du programme d’appui aux systèmes mutualistes d’épargne et de crédit (PA/SMEC) mené conjointement avec la BCEAO (Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest) offre un panorama relativement détaillé de l’offre de microfinance au sein de l’UEMOA.

Tableau 27. La microfinance dans l’UEMOA en 1995
Microfinance
Nombre de dispositifs
176
Nombre d’agences 3200
Systèmes coopératifs et mutualistes 36%
Projets à crédit direct 22%
Projet à volet crédit 42%
Nombre d’adhérents 743 206
Progression du nombre d’adhérents 1993 – 1995 109%
Proportion de la clientèle féminine 44% (contre 40% en 1994)
Épargne collectée en 1995 31 milliards F CFA
Crédits distribués en 1995 38 milliards F CFA
Dépôts moyens 50 000 F CFA
(soit 25% du PIB par habitant)
Encours de crédit moyen par dispositif (individuel ou collectif) 200 000 F CFA
Taux de pénétration UEMOA 7,4%
Bénin 19,8%
Côte d’Ivoire 2,6%
Mali 5,7%
Sénégal 6,7%
Source : [BIT/BCEAO, 1998b]

Au-delà des montants d’épargne et de prêt, un critère beaucoup plus significatif concerne les taux de pénétration, c’est-à-dire la proportion de personnes concernées. Selon les pays, les taux de pénétration des dispositifs varient entre 3 et 20%. Avec un taux de pénétration de 6,7%, le Sénégal se situe dans la moyenne.

Notes
375.

Nous n’aborderons pas ici la question de la microfinance au Nord. Notons simplement que, influencés en partie par les expériences anglo-saxonnes et notamment québécoises, particulièrement pionnières dans ce domaine [Mendell, 1995], mais aussi par les expériences du Sud, la microfinance en France, et plus généralement en Europe, est un domaine aujourd’hui en pleine expansion. Concernant le contexte français, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos propres travaux, notamment à un inventaire des principaux réseaux de microfinance, réalisé en collaboration avec D. Vallat [Guérin et Vallat, 1998a, 1998b ; Guérin, 2000b] ainsi qu’à la thèse de doctorat de D. Vallat [1999]. Ces premiers travaux ont été prolongés récemment dans le cadre du programme de recherche soutenu et piloté par le BIT, La microfinance et le travail autonome. La Création d’entreprise par les chômeurs [Guérin et Vallat, 2000a, 2000b] et se poursuivent dans le cadre d’une étude soutenue par la Caisse des dépôts et consignations.

376.

Plus précisément, 7% des dispositifs ont été crées avant 1960, 13% au cours les années soixante et soixante-dix, 48% entre 1980 et 1990, et 32% après 1990 [Banque mondiale, 1997].