Notre réflexion s’appuie sur une expérience précise, le dispositif Crédits rotatifs, mis en place à l’instigation du Crédit mutuel du Sénégal en 1994383. Il s’inspire à la fois du principe des groupes solidaires et des banques villageoises tout en reposant sur un partenariat entre une institution financière (le Crédit mutuel), une ONG (la fédération des groupements de promotion féminine) et un bailleur de fonds (le Fonds européen de développement). Par rapport aux différents types de dispositifs féminins décrits plus haut, celui-ci se présente comme une forme hybride : il s’agit d’une diversification d’un système mutualiste visant à soutenir les activités financières informelles féminines et à familiariser les femmes avec le système bancaire ; à terme, les promoteurs espèrent que les groupes féminins auront accès au crédit classique.
Face à l’éternel dilemme entre accessibilité (comment s’adresser aux plus pauvres ?) et efficacité (comment gérer les coûts et les risques ?), auquel tous les dispositifs de microfinance sont confrontés [BIT, 1999a, Schneider (ed), 1997], associer compétences financières et compétences d’animation est une issue possible [MacGuire et Conroy, 1997], et c’est précisément sur ce type de partenariat que repose le dispositif. L’ONG (ici la fédération des groupes féminins) assure une fonction d’intermédiaire entre l’institution financière (le Crédit mutuel) et une clientèle en marge des critères de solvabilité propres au système bancaire. Elle joue en quelque sorte un rôle d’intermédiation sociale qui complète celui d’intermédiation financière de l’institution bancaire.
Deux garanties sont exigées, associant partage et mutualisation des risques. Le partage des risques s’appuie sur un fonds de garantie, alimenté à la fois par les groupements emprunteurs et par un bailleur de fonds, le Fonds européen de développement. Face à la réticence des banques au financement de microentreprises, réticence tout à fait justifiée compte tenu de la difficulté à apprécier correctement les risques et des coûts de la collecte d’information, le fonds de garantie est un moyen d’inciter les banques à s’impliquer [Balkenhol, 1990]384. La mutualisation des risques reprend le principe de la responsabilité conjointe, mais à une échelle plus large, que l’on peut qualifier de sectorielle : elle ne joue pas entre emprunteurs mais entre groupes à l’échelle du quartier. Si l’un des groupes ne rembourse pas, l’ensemble du quartier est bloqué pour l’octroi d’un nouveau prêt. Chaque quartier regroupe entre 20 et 30 groupes, soit 300 à 1 000 femmes. À chaque groupe ensuite, le soin de gérer lui-même la répartition du crédit auprès de ses membres ainsi que le remboursement.
Le Crédit mutuel ne prend au départ aucun risque puisque la moindre défaillance est prélevée sur le fonds de garantie. Ce n’est qu’après un temps d’expérimentation, permettant la construction progressive d’une relation de confiance et l’adaptation progressive aux aspirations des bénéficiaires, que le Crédit mutuel accepte de s’impliquer385.
Pour l’institution financière, ce partenariat est le seul moyen de s’adresser à une clientèle féminine dépourvue de garanties et d’épargne préalable. Pour la fédération des groupements féminins, c’est un moyen de démultiplier le rôle de médiation financière qu’elle jouait déjà mais à une échelle très limitée.
Au-delà de l’accès au crédit, ce programme vise également à renforcer l’empowerment des groupes féminins : les promoteurs espèrent que la gestion collective de crédit va permettre aux clientes d’acquérir et/ou de renforcer leurs compétences en matière d’organisation collective, de budgétisation, etc. Mais contrairement au principe des banques villageoises décrites plus haut, le dispositif ne vise pas l’autonomisation financière des groupes.
Après 15 mois d’activités au printemps 1997 — date de l’enquête —, 1500 crédits collectifs avaient été accordés, pour un montant de 480 millions de F CFA de crédits cumulés. Le nombre de groupes bénéficiaires était évalué à 1000 et le nombre de femmes à 50 000.
Nombre cumulé de crédits accordés aux groupes (depuis août 1994, date de mise en place du projet) |
1513 Certains groupes ont bénéficié deux, voire trois fois du crédit, le nombre de groupes bénéficiaires peut être évalué à 1000 et le nombre de femmes bénéficiaires à 50 000 (on compte en moyenne 50 femmes par groupe) |
Montant cumulé de crédits | 482,2 millions F CFA |
Encours de crédits | 115,4 millions F CFA |
Taux de remboursements | 95% à échéance, 98% à 6 mois le fonds de garantie a été prélevé |
Source : Crédit mutuel [1997] |
Montant collectif | Entre 250 000 et 2 millions de F CFA |
Montant individuel | Varie entre 5000 et 50 000 F CFA (selon la taille des groupes et le mode d’attribution) |
Durée | 6 mois |
Taux d’intérêt | 2% par mois sur le montant restant dû, ce qui correspond pour la durée de 6 mois du crédit à un taux de 7 à 9% selon les modalités de remboursement (mensuels ou bimensuels, différé ou non), |
Remboursement | Mensuel ou bimensuel avec différé d'un mois selon les zones |
Taux de rotation du crédit par groupe | Varie entre six mois et deux ans. |
Source : Crédit mutuel [1997] |
Le programme a démarré en 1994 dans la ville de Thiès pour une phase d’expérimentation. Il s’est ensuite étendu progressivement aux départements environnants, l’objectif à terme étant de couvrir l’ensemble du territoire. Au moment de l’enquête, six départements étaient concernés, tous très hétérogènes : depuis la banlieue très proche (Pikine) ou plus éloignée (Rufisque) de Dakar jusqu’à des zones rurales très enclavées (certaines parties des départements de Thiès, Mbour, Bambey Tivaouane) en passant par des zones côtières (Mbour)386.
Si ce programme est la première initiative d’une telle ampleur destinée aux femmes dans ce pays, on observe un véritable foisonnement d’expériences de toutes sortes. Dans la région de Thiès, il existe également plusieurs dispositifs visant la création de caisses féminines autonomes, dont les principales sont impulsées par des ONG locales telles qu’ENDA et ADHIS, ou internationales telles que Caritas et Plan international. On compte également une infinité de projets à volet crédit que nous avons renoncé à lister387. Le tableau ci-dessous reprend les principaux concurrents du Crédit mutuel dans les différentes zones enquêtées.
ENDA (1987) | AFFSES (1995) | Caisses Caritas (1993) | ADHIS (1995) | Plan International (1994) | |
Lieu d’implantation | Dakar (Grand Yoff) Commune de Thiès |
Pikine (Banlieue de Dakar) | Ensemble de la région | Département de Bambey | Ensemble de la région |
Nbre de femmes bénéficiaires | 10 000 | 541 | 1300 | 1200 | 1800 |
Encours de crédit (F CFA) | ? | 35 millions | 40 millions | 21 millions | 12 millions |
Objectif poursuivis | Autonomie financière des caisses | Familiariser les femmes avec le système bancaire formel | Autonomie financière des caisses | Familiariser les femmes avec le système bancaire formel | Autonomie financière des caisses |
Source : Enquêtes Guérin [1997a] |
Le Crédit mutuel du Sénégal est créé en 1988 sur l’initiative du Centre international de Crédit mutuel, de la Caisse française de développement et du Fonds d’aide à la coopération. Après un démarrage timide, il a connu entre 1994 et 1997, date de l’enquête, une croissance exponentielle, notamment en terme de mobilisation d’épargne. Le montant des dépôts représentait en décembre 1995 environ 76% de l’épargne totale mobilisée par des systèmes financiers décentralisés du Sénégal [BIT/BCEAO, 1997]. Les crédits en cours ne constituaient en revanche que 7,21% de l’encours total, l'essentiel des crédits étant octroyé par l’organisme COPARE, (Conseil et Partenariat Entreprise - 51,06% des crédits en cours), expérience de crédit direct financée par le Fonds européen de développement et la Caisse française de développement, et par l’ACEP (Alliance pour le crédit et l’épargne Privée - 26,24% des crédits en cours), initialement expérience de crédit direct instituée depuis peu en mutuelle d’épargne crédit [BIT/BCEAO, 1997].
Le Bureau international du travail a développé tout un programme de soutien à la mise en place de fonds de garantie et a publié un bilan des opérations menées, précisant à quelles conditions le fonds de garantie est un outil approprié [BIT, 1998].
Par exemple, dans les départements ruraux (notamment celui de Bambey), les modalités de remboursement ont été modifiées (remboursement bimensuel et non pas mensuel). Dans le département de Thiès, les lieux de remboursement ont été décentralisés afin de limiter les déplacements. Dans le département de Tivaouane, pour certains groupes qui avaient du mal à mener des activités économiques rentables et surtout à accéder aux réseaux d’approvisionnement, le crédit monétaire a été remplacé par un crédit en nature, sous forme d’ustensiles de cuisine et de riz. Les femmes se chargent de la revente pour rembourser, le commerce devient rentable du fait de l’approvisionnement en gros. C’est aussi le mode de sélection des groupements lors des comités de crédit qui est susceptible d’évoluer : après une première attribution fondée sur une répartition simultanée à l’ensemble des groupes, le comité de crédit du département de Bambey a opté pour une attribution successive, ce qui permet d’augmenter les montants alloués.
Voir les cartes proposées aux chap. 3 (sect. 2) et chap. 7 (sect. 1).
Parmi les principaux, citons le PAGPF (Programme d’appui aux groupements féminins) cofinancé par la banque africaine de développement et piloté par l’État sénégalais, les projets du FIDA (Fonds international pour le développement de l’agriculture).