Le succès médiatique actuel de la microfinance ne doit pas faire oublier que maintes expériences ont déjà eu lieu, dont la plupart ont été plutôt décevantes, tant du point de vue des effets induits auprès des emprunteurs que de leur pérennité, et que les méthodes pratiquées aujourd’hui ne sont finalement pas radicalement différentes [Adams et Von Pischke, 1992]. L’insuffisance de ressources financières n’étant qu’un problème parmi d’autres, considérer la microfinance comme une « panacée » pour éradiquer la pauvreté serait lui prêter des vertus excessives [BIT, 1998]. Plus encore, l’outil microfinance est très ambivalent, car il est capable du meilleur comme du pire. C’est ce que souligne un document récent publié par le Bureau international du travail : selon la manière dont il est mis en oeuvre et vécu par les emprunteurs, il peut tout aussi bien alléger la pauvreté que l’alourdir en aggravant l’insolvabilité des bénéficiaires [BIT, 1999a].
Paul Mosley et David Hulme [1998], à l’issue d’une étude d’impact relativement exhaustive menée auprès de treize dispositifs asiatiques, attirent également l’attention sur les effets pervers possibles et se montrent plutôt sceptiques à l’égard d’une généralisation massive de l’outil qui ne tiendrait pas compte de l’instabilité financière des plus démunis. L’étude met en évidence une très forte corrélation entre les niveaux de revenus initiaux des emprunteurs et l’augmentation de revenu induite par le crédit : plus les personnes se situent en dessous du seuil de pauvreté, et plus les revenus générés sont faibles, voire négatifs, les personnes ayant été contraintes de s’endetter pour rembourser, suite à un aléa quelconque qui les a conduites à décapitaliser388.
D’autres travaux insistent sur la pertinence très relative de l’outil selon le contexte socioéconomique local. Outil financier de court terme et de faible montant, la microfinance est destinée en priorité à des activités commerciales : dans des zones sujettes à des difficultés d’approvisionnement et d’écoulement, développer l’offre de microfinance peut provoquer très rapidement la saturation des marchés locaux [Chao-Berroff, 1997 ; IRAM, 1996].
La plupart des études d’évaluation soulignent les effets restreints de l’outil en termes d’accumulation389. L’impact se mesure souvent en termes sociaux. Dans le programme de crédit solidaire de Guinée, le crédit participe à l’amélioration de la consommation courante (alimentation), de l’habillement et pour un tiers des emprunteurs, à l’amélioration de l’habitat. Dans le dispositif Actuar en Colombie, l’accès au crédit améliore l’accès à l’éducation, la santé et le logement. Pour la Grameen Bank au Bengladesh, la comparaison avec des non bénéficiaires montrent un impact substantiel en termes de santé, d’habillement et de construction [Doligez et Le Bissonais, 1996].
Concernant les femmes, dont on a vu qu’elles étaient une « cible » privilégiée, la prudence s’impose d’autant plus : outre les risques de surendettement, se pose avec acuité la question du contrôle du crédit, que les conjoints ou autres membres masculins de la famille peuvent être incités à s’approprier. Ici encore, un document publié par le Bureau international du travail et centré sur l’accès des femmes à la microfinance relève ce point ; il souligne aussi la portée limitée de l’outil concernant la question de la précarité féminine et la nécessité de l’intégrer dans une réflexion plus globale sur la valorisation des droits féminins, se détachant ainsi d’une vision idéaliste qui prétendrait éliminer par la microfinance les problèmes de sujétion féminine [BIT, 1999b]. Plusieurs études empiriques montrent les risques de dérives de ce type [Goetz et Gupta, 1996 ; Hashemi, Schuler, Riley, 1996 ; Rahman, 1999]. Par exemple, une étude réalisée auprès de quatre programmes de microcrédit au Bengladesh montre que 10% des emprunteuses de la Grameen Bank ont peu, voire aucun contrôle sur l’usage de leur crédit, cette proportion atteint 45% dans le BRAC, 38% dans le TMSS, 63% dans le RD-12 [Goetz et Gupta, 1996]. Aminur Rahman [1999], à partir d’enquêtes effectuées auprès des clientes de la Grameen Bank, montre qu’il est fréquent que les femmes soient fortement incitées par leur mari à prendre un crédit390.
L’étude que nous avons menée au sujet du programme Crédits rotatifs du Crédit mutuel du Sénégal confirme quelques uns des différents constats cités, le bilan global étant globalement positif. Notons tout d’abord que, dans un contexte où il est d’usage que maris et femmes disposent de leurs propres budgets, les risques de détournement par les époux sont limités. Ils le sont d’autant plus que les crédits accordés sont de faible montant et les femmes disent que de telles sommes n’intéressent pas les hommes. Nous avons constaté ensuite l’hétérogénéité de l’impact en fonction du profil des emprunteuses (l’usage du crédit est à la fois plus rentable et moins risqué pour les grandes commerçantes que pour les petites, notamment les « dépendantes », décrites précédemment), et de l’environnement socioéconomique local (les cas d’échec sont beaucoup plus prononcés en milieu rural).
Encadré 18. Remarques de méthodes
Quantitatif ou qualitatif, tel est l’éternel dilemme des enquêtes de terrain auquel n’échappent pas les études d’impact de la microfinance [Doligez et Le Bissonnais, 1996]. Les études quantitatives peuvent prétendre à une certaine exhaustivité, mais la collecte d’information se limite nécessairement à des critères très synthétiques. Inversement, les analyses qualitatives permettent de reconstituer des trajectoires, de donner des résultats « en profondeur », mais en se limitant à un échantillon restreint. Dans l’étude menée ici, les données chiffrées étaient un préalable indispensable, afin de répondre aux questions suivantes : à quel usage le crédit est-il affecté ? Les activités financées sont-elles suffisamment rentables pour rembourser le crédit ? Les marges générées permettent-elles de réinvestir dans l’activité ? En cas d’échec, comment sont remboursées les échéances ? Essentielles dans la démarche qui était la nôtre, ces questions n’ont toutefois de sens que si elles sont appliquées à un échantillon suffisamment large. Elles étaient dans le même temps insuffisantes pour rendre compte des dynamiques induites. Nous avons donc essayé de trouver un compromis391.
Ainsi dans un premier temps ont été menées un nombre suffisamment important d’enquêtes (87 enquêtes exploitables) pour prétendre évaluer la pertinence de l’outil d’un point de vue économique et financier. L’affectation du crédit sitôt octroyé, son taux de rentabilité mensuelle, la marge ainsi dégagée ainsi que l’origine des fonds mobilisés pour le remboursement sont quatre indicateurs incontournables.
Nous avons renoncé à estimer les revenus générés une fois le crédit remboursé. Les critères retenus visent simplement à évaluer les capacités de remboursement via l’activité financée, ainsi que les éventuelles dynamiques d’accumulation possible. Tout ceci a exigé un travail minutieux de reconstitution des comptes d’exploitation (rappelons que les enquêtes se sont étalées sur une période de cinq mois), et le seul moyen d’obtenir des données fiables a consisté à suivre les femmes dans leur activité.
En rester là serait toutefois très réducteur. C’est ensuite l’ensemble des sources d’incertitude et des contraintes quotidiennes qu’il convient de prendre en compte pour comprendre les effets du crédit. En quoi permet-il de lutter contre l’incertitude quotidienne ? Comment s’inscrit-il par rapport à l’ensemble des contraintes auxquelles les femmes ont à faire face ? Celles-ci, nous l’avons vu dans un chapitre précédent sont de deux ordres : la gestion du quotidien, le respect des obligations communautaires de long terme. Nous avions vu également que le poids des contraintes était très hétérogène : survie pour les unes, recherche d’opportunité spéculative pour les autres. L’impact du crédit, on s’en doute, va nécessairement être lui aussi hétérogène.
Ces premières questions en appellent d’autres. Comment le crédit s'insère dans leurs stratégies quotidiennes ? Est-ce un moyen de diversifier l’activité, de la stabiliser ? Permet-il de limiter la dépendance financière ? Autorise-t-il une épargne supplémentaire ? Il faut raisonner plus en termes d'économies réalisées que de revenus réellement générés et se poser systématiquement la question : qu'auraient fait les femmes si elles n'avaient pas eu accès au crédit ? Face à la tension permanente entre souci d’autonomie et respect des obligations, comment le crédit intervient-il ?
Les flux financiers, nous avons longuement insisté sur ce point dans des chapitres précédents, ont une dimension subjective : leur origine détermine en partie leur degré d’élasticité. Ici en l’occurrence, le crédit étudié représente-t-il une source de financement comme une autre où est-il perçu de manière différente ? Se substitue-t-il à d'autres sources de financement ? Est-il affecté de la même manière que le lot tontinier ou que les dons de la famille et de l’entourage ?
Au total, cinq critères chiffrés ont été utilisés :
- L’affectation du crédit au départ (répartition entre activité « productive » et dépenses « sociales »
- les marges mensuelles dégagées à travers l’activité financée (diminuées des intérêts à rembourser). La marge mensuelle ne concerne que la marge générée par le crédit et non la marge totale de l’activité commerciale (puisque la plupart du temps, le crédit est utilisé pour renforcer un fonds de roulement) ; ceci afin d’éviter de prendre en compte l’influence du fonds de roulement de départ, qui surestime la rentabilité du crédit. Les marges mensuelles sont bien sûr à comparer avec les revenus mensuels.
- Le taux de rentabilité mensuel du crédit. Le taux de rentabilité mensuel a été calculé comme suit : il s’agit du rapport entre la marge mensuelle diminuée des intérêts mensuels et le montant total du crédit (et non pas seulement le montant total du crédit).
- Les dépenses sociales financées par le crédit, soit dès l’octroi du crédit, soit à travers la marge générée par le crédit.
Les projets étudiés se trouvent en Bolivie (Bancosol), en Indonésie (Unit Desa system de la Bank Rayat Indonesia, BKK, et KURK), au Bengladesh (Grameen Bank, Bangladesh Rural Advancement Commitee, TRDEP), Sri Lanka (PTCC), Kenya (Kenya Rural Entreprise Programme Juhudi, KIE-ISP), Inde (RRB), Malawi (Malawi Mudzi Fund, SACA).
C’est ce qui ressort des différentes études d’impact résumées par F. Doligez et A. Le Bissonais [1996]. La bibliographie d’études d’impact qu’ils proposent porte sur la Colombie (ACTUAR), la Bolivie (Bancosol), la république Dominicaine (ADEMI), le Bangladesh (Grameen Bank), le Burkina Faso (Petit Projet de crédit rural), la Guinée (Crédit rural de Guinée), le Nicaragua, le Mali (Caisses du pays Dogon et de Kafo Jiginew), le Sénégal (Caisses populaires d’épargne et de crédit de Kaolack), le Cambodge (Petit crédit rural solidaire), le Viet-Nam (Caisses villageoises de crédit de la Plaine des Joncs, Caisses de crédit rural du bassin du Fleuve Rouge). Les études évoquées par D. Diarra Doka [1998] et M. Maga Maazou [1998] à propos de projets nigérians parviennent aux mêmes conclusions.
Les enquêtes ont été réalisées dans un village de la région de Tangail en 1994-1995 et au cours de l’été 1997, auprès de 295 familles, dont 195 clients de la Grameen Bank (120 femmes et 34 hommes) et 12 agents de crédit (9 hommes et 3 femmes). Dans son échantillon, 60% des femmes sont incitées par leur mari à prendre un crédit. L’interprétation est toutefois délicate, dans un contexte où les femmes n’ont pas confiance en elles et ont très peur de s’endetter et de ne pas être capables de rembourser. Tout dépend bien sûr de l’usage qui est fait du crédit (est-il utilisé par le mari ou pas), l’étude précise que cela arrive dans certains cas mais sans donner davantage de précisions [Rahman, 1999, p. 70].
Précisons également que les effets peuvent être évalués de deux manières différentes : soit en comparant les situations avant et après crédit, soit en comparant la population d’emprunteurs avec une population de non emprunteurs [Doligez et Le Bissonnais, 1996]. La première solution n’est pas sans difficulté puisqu’il faut demander à l’emprunteur de se situer dans une situation fictive. C’est toutefois celle que nous avons retenue puisque nous cherchions à évaluer la dimension dynamique du crédit. Et c’est ici que la démarche en termes de récits de vie révèle toute sa pertinence puisqu’elle permet d’éviter, ou du moins de limiter, le biais de la fiction. Ce point a été abordé plus en détail au chap. 3, consacré au mode de collecte des données.