§4. Le crédit comme prétexte pour se désengager de ses obligations

Certaines femmes saisissent le crédit comme une opportunité leur permettant de se dégager, même si c’est de manière très relative, de leurs obligations communautaires. Autrefois, elles avaient l’habitude de prétexter la cotisation tontinière mais celle-ci tend à perdre quelque peu de sa crédibilité, tant pour les femmes elles-mêmes que pour leur entourage, notamment les hommes, qui les accusent de « gaspiller ». L’argument du crédit à rembourser, en revanche, a toutes les chances d’être plus crédible, au sens où il est davantage un gage de « sérieux ». Toutes les femmes ne profitent pas du crédit pour se désengager d’une partie de leurs obligations. C’est davantage une échappatoire pour celles qui cherchent à limiter la pression de l’entourage qu’une réelle contrainte. Ce sont d’ailleurs surtout les « dépendantes » qui l’évoquent, plus soucieuses de limiter leur sentiment d’assujettissement (près des deux tiers des « dépendantes » l’ont évoqué, milieux rural et urbain confondus, soit 40 femmes sur 60). En milieu rural, évoquer le crédit est aussi un argument pour justifier le fait de se déplacer sur les marchés : elles ont eu accès à un crédit, il faut bien qu’elles aillent au marché afin d’en faire un bon usage396.

Enfin, notons le caractère très aléatoire de cette échappatoire : arguer de l’obligation de rembourser pour se dérober aux sollicitations de l’entourage n’est plausible qu’à une condition : que l’organisme prêteur bénéficie d’une image positive au sein de la communauté locale. De multiples travaux ont décrit des échecs de dispositifs de crédit, du fait de leur totale illégimité auprès des emprunteurs, incitant ces derniers à ne pas rembourser [Gentil et Fournier, 1993]. À cet égard, il est d’usage d’opposer l’argent « froid » à l’argent « chaud » ; le premier est celui des blancs, les toubabs, il « se chiffre en millions et se dilapide dans l’abstrait », le second

‘« est noué dans un coin de pagne et enfoui dans les vêtements, sorti avec précaution et réticences, compté et recompté avec l’espoir d’un rabais » [Latouche, 1996, p. 20]. ’

Relégué au dernier rang voire totalement effacé ou au contraire placé en priorité dans la hiérarchisation des dettes, l’usage de flux monétaires que l’on peut qualifier de « formels » est donc très ambivalent : tout dépend finalement de son appropriation et du degré de légitimité qui lui accordent ses bénéficiaires, nous allons y revenir.

Notes
396.

Notons également que simultanément, il est très fréquent qu’une part du crédit soit affectée à des dépenses sociales et à des dons, participant ainsi à l’entretien des réseaux communautaires. Nos enquêtes montrent qu’en moyenne, plus de 50% du montant du crédit est affecté à des dépenses sociales (alimentation et participation à la dépense, scolarité, santé, ustensiles de cuisine, vêtements, bijoux et vêtements, dons, cérémonies). Plus qu’un affranchissement des liens communautaires, mieux vaut parler de liberté d’utilisation.