B. La responsabilité conjointe comme moyen de limiter les asymétries d’information

C’est dans cette mouvance que s’inscrit l’attention accordée au principe de la responsabilité conjointe initié par la Grameen Bank. Comment évaluer la qualité de l’emprunteur et son comportement dans le futur ? Comment inciter l’emprunteur à révéler toute l’information dont il dispose et à ne pas adopter un comportement opportuniste ? Telles sont les questions centrales auxquelles est confronté tout prêteur, et qui renvoient au problème de l’asymétrie d’informations. L’emprunteur est le seul à détenir certaines données, ce qui met le prêteur dans une position de faiblesse.

Cette asymétrie d’information peut se situer ex ante : l’emprunteur dispose d’une information privée avant le contrat de dette. Cette première forme d’asymétrie conduit au problème de la « sélection adverse » , selon laquelle il est difficile de distinguer les « bons » emprunteurs des « mauvais » . L’asymétrie peut se situer également ex post : le prêteur court le risque d’une exécution partielle du contrat ou de sa non-exécution du fait des comportements opportunistes de l’emprunteur. Cette seconde forme d’asymétrie conduit au problème du « hasard moral ». Le prêteur ne peut accepter de s’engager dans la relation de dette que s’il a les moyens de limiter cette asymétrie d’information et l’incertitude qui lui est liée : recherche d’information, surveillance, incitations diverses à l’exécution des contrats sont autant de moyens qui sont généralement mis en oeuvre.

Dans le contexte entrepreneurial des pays du Sud, le problème des asymétries d’information est encore plus complexe. La collecte d’informations est à la fois difficile et coûteuse. L’évaluation de la solvabilité des emprunteurs est une première difficulté. Les critères objectifs utilisés généralement par les institutions financières (taux de rentabilité de l’activité, niveau de revenu de la personne, ratio d’endettement, etc.) ne sont guère adaptés puisqu’il est délicat, pour ne pas dire impossible, d’isoler l’activité économique de l’ensemble des contraintes qui pèsent sur l’emprunteur [Bloy et Mayoukou, 1994]. Admettons que la collecte d’informations soit possible, son coût serait de toute façon prohibitif compte tenu du montant des prêts.

Si l’on s’en tient aux méthodes classiques des institutions financières, le seul moyen de pallier ce manque de données consisterait à mettre l’accent sur le contrôle du comportement de l’emprunteur, par exemple en exigeant une garantie matérielle. Le problème est alors difficile à résoudre quand l’emprunteur n’a pas de patrimoine. Substituer des garanties matérielles par des garanties « morales » peut être un moyen de dépasser le problème, et c’est sur ce principe que repose le prêt à responsabilité conjointe, dont on mesure ici toute la pertinence. On fait le pari que le groupe permet de pallier les deux asymétries d’information évoquées plus haut. L’entourage est de toute évidence le mieux placé pour évaluer la solvabilité d’un de ses membres. Réputation, bonne foi, capacité d’endettement, voire les dettes déjà contractées par ailleurs (celles-ci étant un signe éventuel de fragilité mais aussi d’appartenance à de multiples réseaux sociaux qui sont autant de soutiens potentiels) sont autant d’éléments qui déterminent la solvabilité d’un emprunteur et que l’entourage est en mesure d’apprécier. Cette capacité d’autosélection est d’autant mieux assumée que le groupe fonctionne déjà sous la forme d’une tontine. Les membres ont l’habitude de faire des arbitrages, d’évaluer les priorités des uns et des autres ; ils ont également eu l’occasion de « tester » leurs capacités de remboursement. Comme le suggère Célestin Mayoukou [1999], la connaissance mutuelle des membres du groupe et leur expérience en matière de finance informelle constitue une « externalité positive d’information ». Enfin, l’internalisation d’une large partie des coûts par les groupes d’emprunteurs autorise l’espoir d’une viabilité financière des programmes. L’outil microfinance peut alors être considéré non seulement comme un moyen de lutter contre la pauvreté mais comme un véritable moyen de rendre l’économie de marché accessible à tous et d’optimiser l’affectation des ressources rares.