D. Les impasses du néo-institutionnalisme

Si la reconnaissance du rôle des organisations et le dépassement de la dichotomie État / marché est une avancée incontestable, il reste que l’on ne peut se contenter d’une conception fonctionnaliste des organisations en question et négliger leur caractère foncièrement social, politique et culturel [Hugon, 1999b]. Comme le suggère Jonathan Morduch [1999], force est de constater que le rôle du prêt collectif a été « exagéré », tant chez les économistes que chez les praticiens qui y voient l’outil idéal permettant de concilier accessibilité et viabilité [Morduch, 1999]. De la même façon, la notion de capital social, aussi pertinente soit-elle lorsqu’elle reconnaît l’imbrication des dimensions économiques, politiques et sociales, devient pernicieuse dès lors qu’elle est banalisée et employée sans tenir compte des spécificités locales [Harris et de Renzio, 1997].

Dans la mouvance de l’approche néo-institutionnaliste, maints modèles ont été élaborés spécifiquement pour analyser le rôle potentiel des groupes d’emprunteurs en termes de gestion des risques, de l’information et des coûts, proposant de répondre aux deux questions suivantes : à quelles conditions l’approche collective est-elle un moyen de diversifier les risques et de les partager ? À quelles conditions le prêteur peut-il optimiser la coopération entre les emprunteurs ?

On est confronté à une situation que les théories de l’agence qualifient de « principal / agents-multiples » 399. En d’autres termes, il s’agit de s’interroger sur les difficultés inhérentes à la production en équipe : comment éviter les comportements de « cavalier seul » lorsque la contribution marginale de chaque membre est inobservable ? Comment éviter par ailleurs les phénomènes de collusion, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’ensemble des agents coopéreraient mais en poursuivant un intérêt incompatible avec ceux du principal ?

Pour répondre à ces deux questions, plusieurs modèles ont été proposés. Les travaux précurseurs de Diamond [1984] ouvraient la voie dans ce domaine, en mettant en évidence les avantages du prêt collectif en termes de diversification des risques. Partant du principe que les emprunteurs mènent des activités distinctes, et donc non corrélées du point de vue du risque, le prêt collectif à responsabilité conjointe apparaît comme un moyen de mutualiser les risques. Depuis, les modèles se sont élargis et complexifiés. Ils se focalisent soit sur le rôle du groupe en matière d’incitation [Besley et Coate, 1995], soit sur les avantages informationnels du groupe [Mayoukou, 1999 ; Stiglitz, 1990 ; Varian, 1990]. Certains mettent l’accent sur les avantages pour l’emprunteur, c’est notamment le cas du modèle proposé par Joseph Sitglitz [1990]. Celui-ci montre que la responsabilité conjointe, même si elle comporte des coûts (participation au groupe, contrôle des autres, partage des risques des autres) s’avère avantageuse pour l’emprunteur dans la mesure où elle permet d’obtenir des prêts plus intéressants : taux d’intérêt plus faibles, montants plus élevés, garanties matérielles moindres. D’autres approches se focalisent sur les gains obtenus par le prêteur : gains en termes d’économies d’échelle et en termes de taux de remboursement [Besley et Coate, 1995] ou de coût de recherche d’information [Varian, 1990]. Hal Varian suggère par exemple qu’il est plus avantageux pour le principal (l’institution prêteuse) de mettre en place des formes d’incitation ex ante que des pénalités ex post et la menace de pénalités sociales du groupe apparaît comme une forme d’incitation ex ante possible.

D’autres approches, enfin, prennent en compte simultanément le point de vue du prêteur et de l’emprunteur. Ainsi Jonathan Conning [1997] propose un modèle d’agence spécifique, qu’il qualifie de modèle d’« agents multiples à responsabilités multiples ». En effet, chaque membre du groupe (agent) est incité par un prêteur (principal) à agir selon deux modalités différentes : en tant qu’emprunteur, il sélectionne les actions à mener à l’égard d’un projet de production financé par le prêteur ; en tant que membre du groupe, il exerce un contrôle sur les activités des autres membres. Or ces deux activités sont difficiles à contrôler par le prêteur, et sont donc toutes deux soumises au problème de l’aléa moral. L’auteur montre que la garantie sociale peut se substituer à la garantie matérielle et être efficace, mais à condition que les membres disposent d’un « avantage significatif en matière de coût de contrôle ».

Quelle est la portée explicative de ces modèles quand on les confronte aux réalités empiriques ? Si un certain nombre de conclusions et de recommandations sont tout à fait pertinentes, et nous aurons l’occasion de les évoquer, il reste que bon nombre des mécanismes incitatifs observés échappent totalement à la modélisation. Celle-ci n’est pas non plus capable d’expliquer les causes d’échec. D’après l’enquête menée par la Banque mondiale [1997], les prêts collectifs enregistrent entre 12 et 17% d’impayés contre 9% pour les prêts individuels. Les résultats bruts masquent en fait une très forte disparité : quand des institutions enregistrent des taux quasi-nuls, d’autres croulent sous les impayés, on ne peut donc en déduire une efficacité moindre du prêt collectif. Par contre, s’interroger sur les facteurs d’échec devient urgent, notamment lorsqu’on sait que ce type d’expérience est amené à se développer très fortement au cours des prochaines années. Les modèles proposés souffrent de deux écueils : l’inadéquation de l’hypothèse de rationalité et le fait de considérer les groupes comme des « boîtes noires ».

Notes
399.

La théorie de l’agence décrit des situations où deux individus ont intérêt à collaborer : l’agent (qualifié encore de mandataire) effectue, moyennant rétribution, une tâche pour le principal (qualifié encore de mandant). La théorie cherche les mécanismes d’incitation qui fassent que l’agent agisse dans le sens du principal.