A. La prise de risque

Considérons tout d’abord le choix d’une activité plus ou moins risquée. Cela suppose déjà que les emprunteurs soient en mesure d’évaluer la rentabilité de l’opération, or c’est rarement le cas. Les emprunteurs peuvent avoir tendance à adopter des comportements mimétiques. C’est notamment le cas des femmes qui n'ont pas ou peu d'expérience ; elles prennent leur décision en imitant celles qui réussissent, mais sans disposer nécessairement des mêmes avantages (transport gratuit, avantages préférentiels chez les fournisseurs, clientèle déjà bien établie, etc.). Par ailleurs, une injection massive de capitaux peut remettre en question la rentabilité de certaines activités du fait de la saturation des marchés, de difficultés d’approvisionnement ou encore de la réduction de la vitesse de rotation du capital liée à des problèmes de commercialisation. Ce risque est plus marqué en milieu rural puisque le marché, tant en termes d’offre que de demande, y est limité. Nous avons rencontré deux situations de ce type, la plupart des femmes bénéficiaires du crédit s’étaient lancées dans le commerce de savon et de thé dans deux zones très enclavées où de fait les perspectives de vente étaient très réduites. Certaines femmes peuvent ainsi être incitées à bénéficier d’un crédit alors qu’elles n’en ont pas besoin ou à se lancer dans une activité qu’elles ne maîtrisent pas. Le principe d’autosélection par le groupe ne peut faire l’économie d’une étude de faisabilité au sujet du contexte socioéconomique local, afin de s’assurer que le crédit répond bel et bien à une demande.

Admettons que l’emprunteur soit capable d’évaluer la prise de risque : celle-ci va dépendre du degré d’incertitude auquel est confronté l’emprunteur, de son statut social, et éventuellement du montant du crédit. La pratique montre, et nos propres enquêtes sont confirmées à une échelle beaucoup plus large par les travaux de Paul Mosley et David Hulme [1998] que la prise de risque est étroitement liée aux revenus annexes dont disposent les femmes : plus elles sont « à l’aise » financièrement, plus elles prennent de risques. Si l’on reprend la typologie proposée au chapitre précédent, les « dépendantes » n’ont d’autre choix que celui d’opter pour une stratégie « défensive ». Interviennent également les contraintes quotidiennes : les « dépendantes » affectent davantage une partie du crédit à des usages domestiques, tout simplement car elles n’ont pas d’alternative.

Entre en jeu également le montant du crédit. En milieu rural les montants sont faibles, généralement inférieurs à 5 000 F CFA et donc plutôt utilisés de manière « productive » (au sens générateur de revenu). Mais les femmes disposant de revenus réguliers, les estiment insuffisants pour leur activité et préfèrent les employer d’une manière dite « non productive » à régler des problèmes courants : participer à un séminaire, financer une cérémonie (elles évitent ainsi de s'endetter auprès des voisins ou de vendre du petit bétail), renouveler la garde-robe des enfants, acheter un stock de sucre et d'huile, etc.

En milieu urbain en revanche, ce sont les « dépendantes » qui ont tendance à utiliser une grande partie du crédit à des fins « non productives » : par exemple régler des dettes (pour 25% d'entre elles), cotiser à la tontine, placer une partie de l'argent chez le boutiquier ou encore régler des « besoins pressants » (alimentation, participation à une cérémonie). Les contraintes quotidiennes auxquelles elles sont confrontées limitent les marges de manoeuvre. Pour certaines enfin, l’usage « non productif » renvoie non pas à un comportement opportuniste, mais à un réel souci de prévoyance : mettre une partie de la somme de côté en cas de problème de remboursement. Le tableau ci-dessous retrace l’usage du crédit en fonction des profils, nous avons distingué milieux urbain et rural, ainsi que commerçantes « dépendantes », en référence à la typologie proposée dans le chapitre précédent, et celles qui disposent de revenus réguliers. Compte tenu de la taille de l’échantillon (87 femmes au total), les données n’ont pas une prétention de représentativité, elles visent simplement à montrer que la notion de « prise de risque » n’a guère de sens tant que l’on ne tient pas compte des contraintes des emprunteuses.

Tableau 38. L’usage du crédit entre activité « productives » et « improductives » 
Utilisation du crédit Milieu rural Milieu urbain
« Dépendantes »  Grandes commerçantes « Dépendantes »  Grandes commerçantes
Utilisation entièrement « productive »  65% 22% 12% 80%
Utilisation entièrement « non productive » 56% 22%
Mixte (50/50environ) 20% 22% 66% 20%
Prévoyance 402 15%
Total 100% 100% 100% 100%
Source : Enquêtes [Guérin, 1997a]

Notes
402.

Une partie est mise de côté par sécurité, généralement il s'agit du montant de la première échéance.