C. Les « coûts sociaux » de la pression sociale

S’il arrive que le groupe d’emprunteurs ne joue pas son rôle en matière d’incitation, la situation inverse a aussi été observée : la pression sociale est si forte qu’elle exclut toute possibilité d’arbitrage entre le coût de la pénalité sociale et celui du remboursement comme le postulent les modèles. Lorsque la défaillance équivaut à une exclusion sociale, les emprunteurs sont contraints, pour éviter l’opprobre général et l’humiliation, de trouver une solution coûte que coûte. Pour certains, en cas d’aléa non maîtrisable, l’accès au crédit ne fait alors que détériorer leur situation initiale. Nous n’avons pas rencontré ce cas de figure au Sénégal, mais c’est ce que montre Richard Montgomery [1996] à propos de projets menés au Bengladesh et au Sri-Lanka. Au Mali, les femmes représentent une part importante des membres inactifs des caisses autogérées : c’est en partie la crainte de ne pas pouvoir rembourser et de subir la honte et la pression villageoise et familiale, qui explique leur réticence à s’endetter [Banque mondiale, 1998b].

Comme le suggèrent Cécile Lapenu et alii [2000], deux types de pression sociale peuvent être distingués. La pression sociale « passive » se traduit par un sentiment de culpabilité de la part des défaillants. La pression sociale « active » se traduit par des mesures prises par l’entourage : agressions verbales voire physiques, confiscation de matériel, dénonciation sur la place publique et devant les autorités locales, etc. Si le rôle d’incitation du groupe est particulièrement efficace pour le prêteur, pour une partie des emprunteurs il se transforme en « coûts sociaux ». Ces coûts sont d’ordre individuel : l’humiliation et le déshonneur du « mauvais payeur ». Ils sont également d’ordre collectif : la pression sur les emprunteurs insolvables peut susciter des sentiments d’injustice et de méfiance, provoquant alors un certain nombre de dysfonctionnements, de conflits et de désorganisation locale. C’est ce que montre Aminur Rahman [1999] à propos de certaines agences de la Grameen Bank. Soulignant la naïveté d’une vision idyllique de la microfinance comme moyen de permettre aux femmes de faire valoir leurs droits et d’apaiser la violence conjugale, l’auteur montre que le principe de la caution mutuelle confronte les emprunteuses à de véritables escalades de violence [Rahman, 1999, p. 72]. Il décrit tels groupes de co-emprunteuses condamnées à rester bloquées dans une pièce de l’agence de crédit jusqu’à ce que la défaillante vienne rembourser [ibid, p. 72 ] ; ou encore telle femme, si humiliée par l’agent de crédit l’empêchant de sortir avant qu’elle n’ait trouvé une solution, et finissant par donner son sari [ibid, p. 70].

Le problème qui se pose en fait, c’est que la gestion collective de l’information ne s’accompagne pas d’une gestion collective des risques. Le rôle du groupe se limite à une menace sans chercher à aider l’emprunteur fragilisé à trouver des solutions. L’efficacité de l’approche collective dépend de la capacité du groupe à se mobiliser collectivement en cas de problème d’un de ses membres. Cette mobilisation peut prendre la forme d’une prévention, par exemple en mettant en place un fonds de soutien destiné à pallier les défauts de remboursement. Elle peut consister également à déployer une solidarité collective une fois que le problème se pose. Elle peut consister enfin à adopter des méthodes flexibles de remboursement en cas de problème : négociation de la dette, rééchelonnement des échéances, etc. Certains groupes le font spontanément, notamment les groupes d’emprunteurs ayant déjà l’habitude de fonctionner de cette manière à travers les tontines. Pour les autres, une formation et une sensibilisation quant au rôle du groupe sont nécessaires. L’analyse des impayés dans le PPCR au Burkina-Faso montre une corrélation positive entre la formation des groupes et les taux de remboursement : lorsque les groupes ont été bien formés, ils ont une capacité de réaction positive en cas de problème d’un de leurs membres et parviennent à imaginer des solutions collectives [Banque mondiale, 1998b]. C’est sur ce point qu’insistait Bernd Balkenhol, chef d’unité Finance et Solidarité du Bureau international du travail : octroyer du crédit à des groupes n’est viable qu’à condition que les groupes disposent de mécanismes internes d’assistance, et il plaidait en faveur d’une approche globale liant systématiquement financement et formation [Balkenhol, 1991].

Toute la difficulté consiste finalement à trouver la taille la plus efficiente, permettant d’allier cohésion sociale des groupes et économies d’échelle. Au-delà d’une certaine taille, peuvent se poser des problèmes de communication, de coordination et de gestion de l’information ; inversement en deçà d’une taille minimale, il n’y a plus suffisamment d’économies d’échelle.