E. Éviter la coalition : la personnalisation des relations

Les modèles théoriques postulent une pression horizontale s’exercant au sein des groupes de pairs. Or ici encore, l’analyse des pratiques et des représentations des emprunteurs nous montre que la réalité est tout autre : dans le programme sénégalais Crédits rotatifs, nous avons observé surtout une personnalisation du mécanisme de pression sociale à travers des personnes-clefs qui jouent un véritable rôle incitatif, soit du fait de leur disponibilité et de leur proximité, soit du fait de leur charisme suscitant la bonne conduite407.

Ainsi, dans certains quartiers, c’est la monitrice (fonctionnaire du service social chargée « d’encadrer » les groupes, et dont l’échelle d’intervention se situe généralement au niveau du quartier) qui joue ce rôle d’incitation. Ses fonctions de suivi, de conseil, les relations de proximité qu’elle entretient avec les groupes, contribuent à personnaliser la relation financière ; elle est d’ailleurs parfois le seul interlocuteur entre la banque et les femmes. Sa présence est d’autant plus indispensable qu’aucune des femmes ne sait écrire, ce qui est fréquent en milieu rural. On assiste ici à la construction d’une relation de confiance de proximité, une confiance que l’on peut qualifier de sécuritaire ou encore de protectrice.

Les agents du Crédit mutuel contribuent eux aussi à la construction de cette forme de confiance. Ils prennent le temps d’écouter les femmes, de leur expliquer les mécanismes du crédit, souvent plusieurs fois, compte tenu des nombreux malentendus qui prévalent en dépit des efforts de simplification. Certains prennent même la peine de se rendre chez les femmes, sur leur lieu de travail, car ils ont très bien compris que c’était le meilleur moyen d’établir des relations privilégiées. Ici aussi, les relations financières sont personnalisées à travers des relations sécurisantes de proximité.

Ailleurs, c’est le charisme d’une femme « leader », occupant une certaine responsabilité au niveau de la fédération des groupes féminins, qui joue un rôle incitatif. Il ne s’agit plus de relations de proximité mais davantage d’un processus d’identification à une femme dont la réussite sociale, économique et souvent politique est devenu un modèle dans l’imaginaire collectif. On assiste ici à la mise en oeuvre d’une relation de confiance qui repose sur une relation verticale et hiérarchique 408.

Bien souvent, confiance de proximité et confiance hiérarchique se combinent, s’entremêlent et sont parfois incarnées dans la même personne. Certains groupes n’ont jamais aucun retard et anticipent même parfois le remboursement : c’est en fait l’honneur de la présidente qui est en jeu, elle préférera avancer l’argent des défaillantes plutôt que se faire accuser de « mauvaise payeuse ». Ailleurs, les relations de proximité viennent combler une distance hiérarchique. C’est le cas par exemple lorsque le directeur du Crédit mutuel vient en personne discuter avec les femmes. Il a pris le temps d’aller voir lui-même les groupes. Cette visite a une dimension symbolique tout à fait significative pour des femmes dont la plupart n’ont jamais eu aucun contact avec la banque, jusque là considérée comme un lieu inaccessible. Cette démarche a un caractère responsabilisant incontestable ; il devient impensable de rompre la confiance que le « banquier » leur a accordé en venant les voir personnellement. Cette volonté de dépasser les distances hiérarchiques est aussi présente chez le responsable du Fond européen de développement, partenaire de l’opération, un des rares « toubabs » à s’aventurer dans les zones rurales les plus enclavées.

Citons enfin le rôle central de la personne responsable de l’opération, une femme : elle assure en fait le lien entre les différents acteurs impliqués, et ceci à tous les niveaux de décision. Sa fonction première consiste à concilier les intérêts des deux partenaires institutionnels principalement impliqués : le Crédit mutuel et la fédération des groupements féminins. Si elle y parvient dans la plupart des cas, c’est parce qu’elle bénéficie d’une légitimité auprès des deux institutions. Une certaine autorité lui est conférée autant par son charisme, sa très forte personnalité que par sa disponibilité. Fonctionnaire depuis une quinzaine d’années au Service du développement communautaire où elle travaillait avec les groupes féminins, ses compétences lui ont valu d’être choisie pour être détachée auprès du Crédit mutuel pour ce programme de crédit. Personne au sein de l’institution financière ne peut prétendre à une connaissance aussi fine des réalités du terrain, ce qui lui vaut ici une reconnaissance indéniable. Elle assiste à toutes les réunions de comité de crédit, régule les relations souvent conflictuelles entre présidentes de groupement et monitrices, car les unes et les autres n’ont pas toujours la même conception de l’usage du crédit et des critères de répartition. Les premières connaissent mieux les besoins des femmes mais ont parfois tendance à privilégier leur propre intérêt ; les secondes sont parfois moins au fait des réalités locales tout en ayant une certaine préoccupation d’équité.

On assiste ainsi à un ensemble d’effets cumulatifs, qui finissent par engendrer une confiance non plus individuelle et bilatérale, mais sociale : c’est le groupe tout entier qui aura confiance dans le projet, puis le quartier, voire le département. Comme la méfiance décrite plus haut, la confiance se propage par effet de mimétisme.

Notes
407.

Le rôle premier de la confiance est reconnu par tous les opérateurs français spécialisés dans l’appui à la mise en place de dispositifs de microfinance : Action Nord Sud, le CIDR (Centre international pour le développement et la recherche), le CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, Département des systèmes agroalimentaires et ruraux), le GRET (Groupe de recherche et d’échanges technologiques), l’IRAM (Institut de recherche appliqué aux méthodes de développement). Outre les publications des différents promoteurs (notamment l’ouvrage de D. Gentil et Y. Fournier [1993]), ce point est ressorti avec force lors des entretiens que nous avons effectués auprès des responsables des différentes structures dans le cadre de notre mémoire de DEA [Guérin, 1996].

408.

Nous reprenons les termes employés par M. Aglietta et alii [1998].