B. Le rôle stratégique des agents de crédit

Selon les dispositifs, le rôle des agents des crédits, l’étendue de leurs responsabilités, les conditions de travail qui leur sont offertes (salaire, mode d’intéressement) ainsi que les critères sur lesquels ils ont été recrutés, varient considérablement. En dépit de ces divergences, leur point commun est de jouer le rôle d’intermédiaire entre l’institution et les populations et à ce titre, de disposer d’informations qu’ils sont seuls à détenir. Leur crédibilité repose sur le savoir technique qu’ils détiennent ; ils peuvent alors être tentés de monopoliser l’information afin de renforcer leur statut. Ils ont également une fonction de traduction de l’information : face à des emprunteurs souvent analphabètes, les agents de crédit sont chargés de traduire l’information dans des termes compréhensibles. Ainsi, au-delà de la question de la transmission de l’information, c’est la manière dont elle est interprétée qui importe. Il est par exemple fréquent que les notions de « solidarité » et de « caution solidaire » provoquent des malentendus. En l’absence de termes équivalents en langue locale, il est difficile de faire la différence entre pression sociale, caution solidaire et confiance. Sans explications précises, le terme « caution solidaire » peut être perçu comme un synonyme de confiance, lui-même souvent synonyme de connaissance, et non pas comme le fait de se porter garant en cas de défaillance. Il arrive également que les membres du groupe comprennent que le remboursement des défaillants incombe uniquement au chef du groupe. Ce mode d’interprétation renforce d’autant la position hiérarchique de ce dernier. Le taux d’intérêt prête également à confusion ; nous avons vu dans un chapitre précédent que ce taux d’intérêt était davantage perçu comme un rapport au groupe et comme une marge commerciale que comme un rapport au temps410. Les malentendus sont d’autant plus prononcés lorsque le taux d’intérêt est appliqué sur le montant restant dû, avec pourcentages et décimales.

Le rôle des agents de crédit est d’autant plus stratégique qu’il est ambigu. Ils sont chargés de défendre les intérêts de l’institution qu’ils représentent, ceux des emprunteurs, mais aussi leurs propres intérêts. Ceci les oblige parfois à jouer un double jeu et à adopter un double langage. Ainsi dans le projet Crédits rotatifs évoqué ici, nous avons constaté un problème récurrent de transmission d'information et de connaissance. C’est aux monitrices (fonctionnaires chargées de promouvoir l’auto-organisation des groupements féminins) qu’il incombe de former les groupes à la gestion du crédit et aux modalités de remboursements. Dans la pratique, cette transmission s'avère difficile, ce qui engendre de nombreux malentendus entre les représentantes des groupes lorsqu'elles viennent rembourser et les gérants de caisses. L'approche « participative » ne peut conduire réellement à une redistribution des ressources rares qu'à condition de remettre en question les jeux de pouvoir qui se font lors de toute intervention, mais est-ce toujours réaliste ? Ici en l’occurrence, ne faut-il pas prendre en compte les conditions de travail des monitrices, les moyens matériels dont elles disposent, leur faible autonomie de décision et de responsabilité, leur statut, leur rémunération, pour relativiser leur comportement et leurs motivations ? Le seul moyen d’accroître leurs revenus est de participer aux projets de développement qui octroient une sorte de salaire, or ce n’est pas le cas de ce programme. Elles sont aussi conscientes de leurs propres limites. Elles ont toutes bénéficié d’une formation, certes polyvalente mais surtout superficielle, et dans de nombreuses situations les femmes auxquelles elles s’adressent en savent plus qu’elles. Jouer un rôle d'intermédiaire indispensable apparaît donc comme un moyen de se sentir reconnues, et de pallier ainsi la faible valorisation statutaire dont elles sont l'objet. Elles n’ont donc pas toujours intérêt à diffuser l’ensemble de leurs connaissances dès lors que celles-ci permettent d’asseoir leur légitimité.

Aminur Rahman [1999] décrit des effets beaucoup plus pervers à propos de certaines agences de la Grameen Bank. Même si les agents de crédit savent que celui-ci va être utilisé par le mari, ils continuent de privilégier une clientèle féminine considérée plus « docile » dans l’acceptation des règles et plus « disciplinée » dans le remboursement. D’après ses observations, certains agents vont jusqu’à demander à des hommes d’inciter leurs épouses à s’endetter, tout en leur assurant qu’ils fermeront les yeux si ces derniers décident de s’approprier une partie du crédit [Rahman, 1999, p. 70]. Dans le PPCR au Burkina Faso, on observe parfois que les agents de crédit villageois préfèrent s’adresser aux femmes car cela leur prend moins de temps. Les femmes acceptent les règles plus rapidement, sans poser de questions et sans s’opposer. S’adresser à une clientèle féminine permet de gonfler leur portefeuille de prêt [Banque mondiale, 1998b].

Notes
410.

Voir chap. 7. (sect. 1).