C. Le rôle stratégique des présidentes de groupements

Revenons au dispositif sénégalais Crédits rotatifs. L’appropriation par une instance tierce est toutefois l’exception. Dans la plupart des cas, ce sont les présidentes de groupements qui maîtrisent l’usage du crédit. Les autorités traditionnelles, partenaires incontournables, sont a priori privilégiées dans cette appropriation. Mais celle-ci dépend également de la maîtrise de l’information et de la capacité à jongler avec des univers culturels différents. Les projets se situent à la jonction entre deux univers de sens, de connaissance et d’expression : les savoirs « technico-scientifiques » et les savoirs « populaires ». Ceux et celles qui sont capables de jouer un rôle d’intermédiaire occupent une position tout à fait stratégique. On assiste ainsi à de nouvelles formes de légitimation du pouvoir avec l’émergence de véritables « courtiers du développement » [Olivier de Sardan, 1995]. Leur pouvoir réside dans leur capacité à capter l’information et à jouer le rôle d’intermédiaires entre institutions et populations. Cela exige une aptitude à négocier et à répondre aux attentes des institutions extérieures et donc à maîtriser ce que l’on peut appeler le « langage développement ». Volonté affichée d’autonomie, fonctionnement démocratique, autopromotion, responsabilisation de l’ensemble des membres, absence d’influence politique ou religieuse, sont autant d’arguments invoqués mais qui illustrent plus leur capacité à assimiler les recommandations des « développeurs » que leur mode de fonctionnement.

Au Sénégal, l’affluence d’ONG de toutes sortes ces deux dernières décennies a ainsi largement contribué à modifier les modes d’organisation locaux, notamment dans les critères de choix des leaders de quartiers ou de village, hommes et femmes, se retrouvant ainsi à la tête des groupements. Les critères traditionnels n’ont pas disparu, puisque la plupart du temps les présidentes sont des femmes des classes sociales supérieures (les géer), et non pas des castes inférieures (les neeno) ou celles d’origine captive (les jaam). Néanmoins désormais entre en jeu un nouveau critère : la capacité à mobiliser des réseaux extérieurs, réseaux de l’aide au développement mais aussi réseaux politiques, religieux, et commerciaux, tout en étant associé aux structures locales de pouvoir. Ainsi, certains groupes se sont constitués uniquement pour accéder à des ressources extérieures ; les fondatrices cherchent surtout à développer les contacts stratégiques et à multiplier les partenaires extérieurs. Ce sont des femmes qui ont compris le discours du développement. Un certain nombre d’études ont bien montré que le « langage développement », ou encore le « langage projet » ont rarement un impact populaire, ils pénètrent difficilement le langage local ; en revanche ils sont indispensables à la reproduction du projet et à la perpétuation des flux de financements [Olivier De Sardan, 1995]. Un exemple particulièrement révélateur est celui de la dénomination des responsables du bureau. Répondant aux exigences « démocratiques » des ONG, les groupes ont officiellement nommé présidente, secrétaire, trésorière, etc. et autant de membres adjoints. Dans les faits, les responsabilités restent les mêmes que dans les mbootay traditionnels. La « mère » devient la présidente ; la « vice-mère », chargée de jouer le rôle le témoin en cas de conflit et présente à tous les encaissements, devient vice-présidente ou commissaire aux comptes ; la distinction entre secrétaire et trésorière n'est pas très claire ; enfin la gewel (griotte), chargée de l'information et de l'animation des rencontres devient parfois « responsable de l'information ».

C’est en ce sens que la fonction de « courtage », dans la mesure où elle exige des ressources spécifiques (relations extérieures, éventuellement capital scolaire minimum), remet quelque peu en question la position des médiateurs traditionnels. De ce fait, au-delà des positions de pouvoir, ce sont également les logiques collectives qui sont modifiées. Le groupe est amené à se tourner vers l’extérieur et à chercher des financements. Les groupes mixtes se divisent lorsque les projets s’adressent exclusivement aux femmes, ou encore pour maximiser l’impact individuel des aides puisque bien souvent les organismes ne tiennent pas compte de la taille des groupements.

Les groupements les plus dynamiques reposent sur le charisme et la personnalité de leur présidente. Si les groupements sont entièrement insérés dans des réseaux politiques, commerciaux et religieux, eux-mêmes étroitement enchevêtrés entre eux, c’est que les personnalités féminines qui les soutiennent et qui les animent sont à la fois politiciennes, femmes d’affaire et proches de certains marabouts ; leur responsabilité de présidente n’en est qu’une parmi d’autres. Comment sont-elles choisies ? Confiance, honnêteté, sérieux et réputation dans le quartier semblent déterminants lorsqu’on interroge les membres du groupe. Le niveau d'instruction est rarement pris en compte, en revanche cela peut être un critère de sélection pour la secrétaire et la trésorière. Dans certains cas en milieu urbain, il faut être résidente dans le quartier et non pas locataire. La plupart du temps, ce sont des femmes aisées, charisme et assise financière allant souvent de pair. Même si les membres du groupe n'évoquent pas un tel critère, il est de leur intérêt que leur présidente dispose de moyens financiers pour les aider lorsqu'elles sont dans le besoin. Il faut aussi que les présidentes soient disponibles, compte tenu du nombre de réunions auxquelles elles sont tenues d'assister, et des nombreux déplacements qu'elles sont amenées à effectuer, notamment pour assister à des séminaires. Leur autorité repose sur deux principes : leur capacité à centraliser les ressources mais aussi à les redistribuer, ainsi que leur fonction d’intermédiaire et de courtage.

Encadré 20. Un profil de présidente de groupement.

Lorsque les groupes solidaires reposent sur une structuration hiérarchique, le risque de monopolisation de l’information par une minorité est patent. Et réciproquement, la gestion de l’information renforce le pouvoir de ceux qui la détiennent. Cependant la question de la hiérarchie est plus complexe qu’elle ne paraît au premier abord..