D. L’ambivalence de la dimension hiérarchique

C’est tout d’abord le rôle d’incitation de la dimension hiérarchique qui en fait un processus ambivalent. Si elle est susceptible d’entraîner des détournements, de renforcer l’exclusion de certains groupes, il faut admettre qu’elle joue un rôle central dans l’incitation à rembourser, nous l’avons évoqué plus haut. On remarque d’ailleurs que le mode de fonctionnement des dispositifs de microfinance renforce d’autant cette dimension. Il est en effet beaucoup plus pratique pour les promoteurs de s’adresser à quelques interlocuteurs privilégiés, plutôt que de rencontrer l’ensemble des membres des groupes, et de compter sur eux pour faire régner une certaine discipline. D’après les études de cas menées par la Banque mondiale, c’est davantage cette dimension hiérarchique qui autorise des économies d’échelle que l’approche collective proprement dite [Banque mondiale, 1998b].

Là où l’observateur occidental a tendance à voir une stricte relation de domination entre supérieurs et inférieurs, l’observation fine des pratiques dévoile une réalité plus subtile. Derrière cette relation verticale, se dissimulent toutes sortes de compromis plus ou moins implicites. Dans certains cas, le groupe est bel et bien devenu un prétexte pour la présidente, l’utilisant seulement pour développer ses réseaux et asseoir son autorité. Plus généralement cependant, on assiste à un compromis entre les intérêts individuel / collectif , s’appuyant lui-même sur un processus de centralisation / redistribution. La réussite et l’accumulation individuelles ne sont légitimes que si les bénéfices, ou du moins une partie, sont redistribués, quelle qu’en soit la forme. La réussite de ces femmes « leaders » est généralement une combinaison d’activités commerciales et politiques. Si elles veulent être reconnues, elles doivent faire profiter les groupements de leurs réseaux commerciaux en leur permettant un accès privilégié à certaines filières commerciales ou encore sous forme d’avance pour acheter en gros des produits. Quant à l’activité politique, elle est légitime en soi dans un contexte où la politique est présentée comme un des moyens de défense de la condition féminine. Munificence et générosité permettent ainsi d’entretenir régulièrement l’autorité ; inversement un « leader » qui n’assume pas ses devoirs de protection et de redistribution suscite la méfiance411. Le recours possible à la sorcellerie, le rôle encore central des griots dans la diffusion de l’information sont autant de moyens permettant de faire respecter la règle de redistribution. Citons l’exemple du groupe féminin sénégalais Ouf Sa Njaboot. Ce groupe existe depuis une dizaine d’années. Aujourd’hui un certain équilibre a été trouvé, mais au terme d’un parcours particulièrement chaotique ; il aura fallu la succession de plusieurs présidentes qui ont tour à tour tenté de monopoliser le pouvoir sans « redistribuer » suffisamment. Fort de cinquante femmes au départ, le groupe s’est progressivement délité, jusqu’à ce que finalement la présidente se sente « envoûtée » et finisse par partir de son propre chef. Sur cette histoire, nous n’en savons guère plus ; les femmes restent bien sûr très discrètes sur ces pratiques, parties prenantes du quotidien mais dont la réussite est justement conditionnée par leur opacité. On aura compris toutefois que, dans certaines situations, le recours à la sorcellerie représente un véritable mode d’action politique des « petites » pour protester contre les abus de pouvoir des « grandes » et les rappeler à l’ordre dans leur fonction de redistribution, ce que d’autres travaux ont d’ailleurs largement mis en évidence412.

Un autre exemple confirme l’existence d’arrangements tacites entre « leaders » et « dominés » et la marge de manoeuvre de ces derniers. La plupart des groupements ne tiennent aucune comptabilité, et cette absence de transparence laisse la voie ouverte à toutes sortes de détournements possibles. On aurait a priori tendance à estimer que seules les présidentes ont intérêt à entretenir des comptes flous. Mais si l'on va plus loin dans les logiques individuelles, on s'aperçoit que les membres du groupe bénéficient aussi d'une telle confusion. En effet, outre les prêts « officiels » octroyés par le groupe lors des réunions régulières, il est fréquent que la présidente accorde des prêts pour des besoins immédiats aux femmes de son groupe, mais en toute discrétion. Les femmes viennent la voir chez elle, à l'abri des regards indiscrets. Est-ce son propre argent, est-ce la caisse du groupe ? Les femmes elles-mêmes ne le savent pas, elles n'en parlent pas entre elles mais on voit bien qu'elles sont, elles aussi, gagnantes de cette gestion « souterraine » des fonds.

En fin de compte, les dispositifs de microfinance sont confrontés à un dilemme permanent : utiliser les réseaux préexistants est certes le meilleur moyen de parvenir à une insertion naturelle dans le tissu social local, mais on court alors le risque de reproduire les hiérarchies préexistantes [Servet, 1997]. Dans le dispositif Crédits rotatifs au Sénégal, le mode de gestion du crédit par les groupes est complètement dépendant du profil des présidentes de groupements et des relations qu’elles nouent avec leur environnement extérieur : décider d’une répartition égalitaire ou réservée à une minorité, faire preuve de charisme et d’autorité incitant au remboursement, rembourser à la place des défaillantes pour préserver son propre honneur, ou bien au contraire bloquer les remboursements afin de manifester son désaccord avec le dispositif ou régler un conflit personnel avec un des représentants de l’institution financière, etc.

Notes
411.

« Celui qui ‘se met debout’ sans que sa prospérité rejaillisse sur son réseau encourt la honte, et la réputation de ‘manger autrui’ dans l’invisible ; la désapprobation sociale, l’ostracisme, voire une sentence de mort peuvent à son tour le frapper » [Bayart, 1989, p. 286].

412.

Voir par exemple les travaux de J.-F. Bayart [1993], P.Geshiere [1995], A. Marie [1995a].