§5. Retour sur la question de la légitimité du prêt collectif à responsabilité conjointe

Revenons pour terminer sur la légitimité du prêt collectif à responsabilité conjointe. Un processus d’autonomisation est possible, nous avons vu que l’accès à la microfinance pouvait être un moyen de stabiliser les activités commerciales des femmes ; cependant ce processus n’est envisageable (indépendamment des profils personnels, dont on a vu à quel point ils influençaient l’impact potentiel du crédit) que si un certain équilibre est trouvé entre intérêts individuels et finalité collective, entre finalité collective et intérêt général.

Dans le chapitre précédent, nous avons imaginé les dérives possibles, ici nous les avons constatées. Il est possible de les récapituler sous la forme de schéma illustrant les deux axes de la médiation : médiation interne qui se joue entre les pôles de l’individuel et du collectif, médiation externe qui se joue entre les pôles du collectif et du général, entre le groupe et son environnement extérieur.

Dans le schéma proposé ci-dessous, l’axe vertical exprime la médiation interne ; celle-ci repose à la fois sur le degré de cohésion interne du groupe et sur la manière dont le groupe répond aux attentes des femmes. Quelles sont les activités menées ? Ce sont autant des activités de mutualisation des risques (caisse de secours et d’entraide), de médiation financière, des activités génératrices de revenus (activités commerciales, maraîchères, agricoles ou encore activités de transformation), dont on a vu dans un chapitre précédent qu’elles étaient susceptibles d’assurer aux femmes des revenus réguliers. Certains groupes mènent également des activités éducatives (formation) et festives (organisations de cérémonies) qui sont autant d’occasions de resserrer les liens.

L’axe horizontal exprime la médiation externe : quelles sont les relations établies avec des partenaires extérieurs, quelle est la capacité du groupe à mobiliser des ressources extérieures sans inhiber toute dynamique interne et sans se faire instrumenter par les partenaires ?

En combinant ces deux dimensions, on obtient plusieurs profils types 413.

Le quart nord-ouest combine une forte cohésion interne avec l’absence de partenaires extérieurs. L’activité principale tourne autour de la tontine traditionnelle (mbootay), de l’organisation de cérémonies et d’activités religieuses.

En termes d’utilisation du crédit, deux cas de figures ont été observés. Dans le premier cas, le plus fréquent, le crédit permet d’impulser des dynamiques nouvelles, limitées jusque là par l’absence de partenaires extérieurs. La reconnaissance acquise à travers l’accès au crédit bancaire suscite une véritable émulation collective. Le risque toutefois, et c’est le second cas de figure, c’est que l’accès à des sources de financements suscite la convoitise de certaines personnes extérieures. Arguant de l’analphabétisme des femmes, elles proposent leurs conseils et en profitent pour s’immiscer dans les activités internes du groupe.

Le quart nord-est combine une forte cohésion interne avec la présence de partenaires extérieurs qui permettent de stimuler les activités collectives. Certains ne font que de la médiation financière. D’autres font du commerce, du maraîchage, de l’agriculture ou encore de l’artisanat (teinture et couture). L’accès au crédit renforce les dynamiques enclenchées.

Dans la moitié est, on trouve les « courtiers du développement », qui cherchent essentiellement à cumuler les partenaires extérieurs à travers leur présidente. Ici aussi, nous avons observé deux cas de figures. Dans le premier cas, l’accès au crédit renforce certes la position stratégique de la présidente, mais ceci n’est pas incompatible avec la mise en place ou le renforcement d’activités collectives. Dans le second cas en revanche, l’activité de recherche de partenaires l’emporte sur les activités internes.

Les « assistés » ne vivent qu’au rythme des aides extérieures. On constate dans la plupart des cas que le crédit relance provisoirement les activités du groupe et qu’il renforce le rôle du « parrain » (le plus souvent une « marraine ») dans la mesure où c’est lui qui se charge de décider de l’utilisation du crédit. Pour les groupes « artificiels », créés par un ou une leader local(e) cherchant à élargir sa surface sociale, le crédit est tout simplement utilisé par la présidente pour ses propres activités.

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Figure 19. Impact du crédit en fonction du profil des groupes

Notons enfin qu’à la date de l’enquête, si l’on retient 150 000 F CFA comme seuil significatif d’épargne permettant d’accéder à un crédit standard, 44% des groupes en milieu urbain seraient susceptibles d’y prétendre, 19% en milieu péri-urbain et 19% en milieu rural414. Quelques groupes épargnent parce qu’on « le leur a demandé », on retrouve ici l’influence des « marraines ». Pour la plupart toutefois, le principal mobile et d’accéder au crédit, l’objectif du dispositif - familiariser les femmes avec le système bancaire -, est donc en partie atteint. 15% des groupes ont déjà eu accès à un crédit standard en milieu urbain, tout en continuant de profiter du crédit rotatif. On remarque ici l’importance de la proximité géographique : si les groupes de milieu péri-urbain épargnent moins, alors que nous avons vu précédemment qu’ils menaient des activités génératrices de revenus tout à fait comparables aux groupes situés en milieu urbain415, c’est principalement en raison de la distance qui les séparent des agences de Crédit mutuel. Ce point est encore plus prononcé en milieu rural, où les femmes doivent parfois faire une demi-journée de marche pour se rendre jusqu’à l’agence la plus proche. Notons également que les groupes ruraux manifestent un intérêt très limité pour l’épargne. Notons enfin que les groupes de grandes commerçantes épargnent peu, les femmes préfèrent consacrer la totalité des fonds à l’octroi individuel de crédit ou d’avance 416 .

Notes
413.

L’ensemble des données pour chaque groupe rencontré est précisé en annexe.

414.

Ces données portent sur l’ensemble des groupes participant à la convention au moment de l’enquête : nous avons pour cela épluché les données des six agences du Crédit mutuel partenaires du programme Crédits rotatifs, en collaboration étroite avec le personnel des agences et grâce à leur bienveillance.

415.

Les niveaux de revenus ont été donnés au chap. 6.

416.

Ce constat rejoint les conclusions d’une étude menée par le BIT auprès des tontines de femmes dakaroises et s’interrogeant sur les liens possibles avec le système bancaire. Les auteurs concluent que les femmes ne tireraient aucun avantage à épargner dans une banque compte tenu de leurs contraintes de liquidité [Balkenhol et Gueye, 1994].