Conclusion du chapitre

Accéder à un crédit, même de très faible montant, peut être un moyen non seulement de stabiliser des activités économiques ou d’en initier de nouvelles, mais encore de lutter contre la dépendance vis-à-vis de fournisseurs ou d’usuriers, de faire face à des dépenses imprévues (maladies) ou à des périodes difficiles (notamment la période de soudure), évitant ainsi une décapitalisation de l’unité familiale. Toutefois, compte tenu de l’ensemble des contraintes auxquelles les emprunteurs sont confrontés, notamment lorsque ce sont des femmes, il est rare que la microfinance suffise à enclencher une dynamique de long terme. Le contexte d’incertitude exacerbée incite plus à adopter des stratégies de répartition des risques que d’économies d’échelle. La plupart des études d’évaluation insistent sur ce point. Le processus intéressant constaté ici, c’est la mise en place d’une dynamique collective qui entraîne les groupements emprunteurs à développer une attitude active de crédit et d’incitation à l’épargne forcée : dès lors que les membres ont un accès régulier au crédit, une trajectoire d’autonomisation devient possible.

L’impact est prometteur tout en incitant à la prudence. Pour les groupes qui ont su trouver un équilibre entre leurs propres activités et leurs relations extérieures, l’accès au crédit est susceptible de jouer un effet de levier considérable sur leurs capacités de médiation financière. Le rôle joué par le groupe en matière d’autosélection et d’incitation est un moyen de limiter les problèmes d’asymétrie d’information et donc les risques, il permet ainsi à des emprunteurs a priori « insolvables » d’accéder au crédit. Mais la délégation de responsabilités ne doit pas pour autant conduire à considérer les groupes comme des « boîtes noires ». La complexité des relations sociales montre qu’une approche solidaire ne s’improvise pas. Une approche pragmatique, progressive est incontournable. Une connaissance fine des logiques sociales et culturelles est essentielle, ainsi que la prise en compte des jeux de pouvoir et de contre pouvoir.

Plusieurs points peuvent être retenus des différentes dérives évoquées.

  1. Tout d’abord l’approche collective ne peut fonctionner que si elle parvient à allier intérêts individuels et finalité collective. Lorsque les intérêts collectifs l’emportent sur les intérêts individuels, bénéficier d’un crédit peut être plus nuisible que bénéfique : accéder à un crédit sans en avoir besoin, rembourser à tout prix quitte à s’endetter ailleurs, se lancer dans une activité non rentable, etc. Inversement lorsque l’intérêt individuel l’emporte sur l’intérêt collectif, le mécanisme d’incitation ne fonctionne plus, l’effet « domino » engendre alors la généralisation des impayés.

  2. Déléguer la gestion de l’information au groupe ne peut pas non plus faire l’économie d’une recherche d’information sur la demande en matière de crédit, afin d’éviter les effets pervers en termes de saturation des marchés, de difficultés d’approvisionnement et d’écoulement.

  3. Cette délégation de la gestion de l’information ne peut pas non plus faire l’économie d’une gestion collective des risques. Les groupes fonctionnant déjà sous forme de tontine le font spontanément. Il semble indispensable de sensibiliser les groupes à la nécessité de mettre en place des règles collectives en cas de problème. Le meilleur moyen de s’assurer de la compatibilité des intérêts individuels et collectifs consiste à laisser les groupes eux-mêmes décider de leurs propres modalités de fonctionnement. Cela permet également de limiter les problèmes de traduction et de transmission de l’information. La formation joue ici un rôle central, nous l’avons évoqué. Elle coûte cher, mais cela peut être compensé par la diminution des risques d’impayés. Si l’approche collective suscite autant d’intérêt, c’est qu’elle permet de réaliser des économies d’échelle considérables. Toutefois à vouloir faire trop d’économies, on risque l’effondrement général du système.

  4. Plus généralement, l’approche collective ne peut se passer d’une communication permanente entre emprunteurs et promoteurs du projet. Compte tenu de l’affrontement de logiques, d’intérêts, de cultures différentes, parfois contradictoires, prétendre éviter toute dérive serait irréaliste. La meilleure attitude à adopter consiste à rechercher une adaptation permanente, ce qui exige un projet souple, ouvert, capable de réagir aux réactions du milieu. Le projet doit alors être considéré comme un processus de négociation permanente où la communication occupe un rôle central.

  5. En termes d’impact, les analyses quantitatives (volumes financiers, taux de pénétration, taux de remboursement, etc.) doivent être complétées par des analyses qualitatives portant notamment sur les éventuels « coûts sociaux » de l’approche collective, ces coûts sociaux pouvant être aussi bien individuels (déshonneur lié à l’incapacité de rembourser ou surendettement) que collectifs (conflits locaux).

  6. Enfin, reconnaître le rôle des organisations « à la base », telles que les groupes féminins, ne doit pas conduire à sous-estimer la responsabilité des États et des organisations internationales telles que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. S’il semble tout à fait légitime et justifié de soutenir l’émergence et le renforcement de ces initiatives, leur attribuer la responsabilité de pallier les défaillances de gouvernance des États et d’éponger les coûts sociaux des plans d’ajustement structurels semble pour le moins contestable. D’une part, les acteurs d’une société civile (groupes locaux tels que les groupes féminins, ONG) ne peuvent agir sans un cadre institutionnel minimal et d’autre part, ils ne peuvent suffire à eux seuls à restaurer à la fois l’efficacité des gouvernements et celle des marchés. La loi PARMEC, produit d’une concertation entre États, bailleurs de fonds, acteurs de terrain et organismes de coopération bilatérale et multinationale, et destinée à réguler et réglementer les expériences de finance décentralisée en Afrique de l’Ouest est un premier pas dans cette voie : en son absence, nul ne sait les dérives qu’aurait entraînées l’effervescence des expériences de microfinance.