Conclusion de la quatrième partie

Comment permettre aux femmes d’accéder à une plus grande autonomie via leurs pratiques monétaires et financières ? Cette question a servi de point de départ à la dernière partie. Nous y avons apporté quelques éclairages à partir de l’étude de deux dispositifs, visant, chacun à leur manière, à promouvoir l’autonomie des femmes. Nous étions partis de l’hypothèse que l’indépendance ne peut suffire. La question de l’autonomie, disions-nous, est indissociable de la carte à l’échange des femmes, en d’autres mots de l’ensemble des droits et obligations dont elles se sentent investies. Quelles conclusions générales pouvons-nous tirer de ces deux dispositifs ?

En premier lieu, les deux études confirment la double dimension des pratiques monétaires et financières, entre mode de gestion de l’incertitude et mode d’appartenance sociale. Si les deux dispositifs autorisent le déclenchement d’un processus d’autonomisation, c’est parce qu’ils sont capables d’intervenir sur ces deux registres.

Si les femmes du Nord de la France parviennent à mieux gérer leur budget, c’est en partie grâce à l’acquisition de compétences de budgétisation, à travers un meilleur accès à l’information et un meilleur traitement de cette information. Mais ceci n’est possible qu’à l’issue d’une reprise de confiance en soi, d’une capacité à se projeter dans l’avenir, d’un sentiment de maîtrise de son environnement et de ses propres choix, et enfin d’une appartenance choisie à un groupe facilitant le détachement à l’égard d’un milieu familial parfois oppressant.

Si les femmes sénégalaises parviennent à stabiliser leur activité, c’est parce qu’elles ont accès à de nouvelles sources de microfinancement leur permettant de stabiliser le quotidien et d’acquérir certaine indépendance à l’égard de leur entourage. Mais celle-ci n’est effective que que dans la mesure où, simultanément, les femmes s’organisent pour contourner en partie leurs obligations communautaires sans pour autant rompre avec elles.

Ce qui est intéressant dans les deux dispositifs étudiés ici, c’est finalement leur capacité à modifier la carte à l’échange des femmes, jouant en quelque sorte un rôle de justice de proximité visant à pallier l’incomplétude d’une justice centralisée et standardisée. Cette complémentarité s’exerce de deux manières. Elle consiste en premier lieu à corriger les inégalités issues d’une mise en oeuvre déficiente des droits, en aidant les femmes à mieux convertir leurs droits formels en droits réels. Elle consiste en second lieu à compléter ces droits, dont la neutralité s’avère insuffisante pour réduire les inégalités issues tout autant de leur trajectoire personnelle que de leur appartenance de sexe, de leur l’appartenance à un groupe social défavorisé ou à un quartier défavorisé.

Au nom de leur statut de mère isolée ou de leur incapacité à trouver un emploi salarié, les femmes du Nord de la France ont droit à des minima sociaux, supposés leur assurer une certaine autonomie et une certaine liberté. Toutefois, pour bon nombre d’entre elles, liberté et autonomie ne sont que formelles car ces femmes n’ont pas conscience de leurs droits et ont du mal à les faire valoir. Cette difficulté de conversion des droits formels en droits réels, nous l’avions vu dans la partie précédente, contribue à alourdir leurs difficultés budgétaires, déjà inévitables du fait d’un pouvoir d’achat très restreint. Seule une instance médiatrice peut réduire ce décalage entre droits formels et droits subjectifs, c’est-à-dire tels qu’ils sont perçus par les femmes. Cette instance médiatrice aide les femmes à prendre conscience de leurs droits en leur redonnant le sens de la réciprocité et de la coopération ; elle les aide à rompre la distance les séparant de leur environnement institutionnel ; elle leur permet d’élaborer des projets compatibles avec leur système de valeur et d’atténuer les conflits internes auxquelles elles sont confrontées, alors qu’elles sont acculées à mener une vie qui va à l’encontre de leur propre idéal.

Les femmes sénégalaises ont le droit de mener des activités génératrices de revenus ; elles ont également droit au crédit pour entreprendre, et ces droits sont supposés leur garantir une certaine autonomie et une certaine liberté. Toutefois, pour la majorité d’entre elles, liberté et autonomie ne sont que formelles. Les conditions d’accès au crédit sont formulées de telle manière que les femmes, de fait, en sont exclues. D’où la nécessité de dispositifs ayant pour mission de rendre effectif ce droit au crédit en jouant le rôle de médiation entre les institutions financières et les femmes.

La complémentarité entre justice centralisée et justice de proximité s’exerce au cas par cas : la spécificité des trajectoires personnelles interdit de se prononcer pour des mesures collectives énoncées a priori et si action collective il y a, elle ne se justifie qu’en soutien aux trajectoires personnelles. Dans chaque cas, le dispositif autorise une conversion des droits formels en droits réels si deux conditions sont respectées.

En premier lieu, il est essentiel que chaque membre du groupe soit reconnu comme tel ; c’est ce que nous avons qualifié de médiation entre les pôles de l’individuel et du collectif. Au Nord, l’épanouissement personnel au sein des groupes n’a lieu que dans un climat de confiance incitant chacune à s’exprimer et à sortir du repli sur soi. Au Sud, cette première forme de médiation est parfois menacée par un renforcement des relations hiérarchiques, voire l’émergence de nouvelles formes de hiérarchie qui ne font que raffermir les liens de dépendance auxquels certaines femmes sont assujetties. Il ne s’agit même pas de dénoncer les modes d’organisations locaux, dont nous avons mesuré à plusieurs reprises le caractère très ambivalent, oscillant entre hiérarchie et protection, mais il serait quelque peu paradoxal d’encourager un dispositif dont les effets ne font qu’alourdir le poids de la dépendance de ceux qui y participent, alors qu’il se donne précisément pour but de contribuer à leur autonomie.

Est nécessaire en second lieu une médiation entre le pôle du collectif et celui du général, entre le groupe et la société dans son ensemble. Cette médiation est indispensable afin d’éviter deux risques : celui de la récupération et de l’instrumentation par l’environnement extérieur, particulièrement marqué lorsqu’on s’en tient à une conception fonctionnaliste et instrumentale des groupes, celui de la collusion et de la fermeture à l’égard de l’extérieur, avec des espaces exclusifs et clos sur eux-mêmes.

Pour conclure cette dernière partie, revenons quelques instants à la posture épistémologique adoptée dans cette thèse. Celle-ci s’inscrit délibérément dans une démarche pragmatiste, au sens où elle refuse de dissocier faits et valeurs, au sens également où elle est explicitement orientée vers l’action, au sens enfin où elle considère que la résolution des problèmes d’injustice doit être en permanence discutée et négociée : elle n’est jamais réglée une fois pour toute et ne peut être que le fruit d’un compromis en perpétuel renouvellement.

La présence de ces dispositifs est une illustration, certes très singulière, de cette conception de la justice non pas comme équilibre mais comme processus. En associant une multiplicité d’acteurs, ils ne peuvent être que le produit d’un « compromis négocié », pour reprendre l’expression de Jon Elster [1992]. Plus encore, ces dispositifs n’offrent qu’une réponse provisoire voire transitoire aux problèmes auxquels sont confrontées certaines femmes originaires de tel endroit, à telle époque, et à un moment particulier de leur propre trajectoire personnelle. C’est cette dimension temporaire qui offre une justification au fait que les dispositifs soient féminins ou quasi-exclusivement féminins, sans pour autant que cela conduise nécessairement à renforcer des spécificités qui sont source d’inégalités. À l’instar de toutes les expériences revendiquant une « plus-value sociale », pour reprendre l’expression de Jacques Prades, ces deux dispositifs ne sont intelligibles que resitués dans le contexte plus global de leur émergence, à la lumière des « tendances lourdes du système » [Prades, 2000, p. 161]. C’est à cette même démarche que nous invitent Benoit Levesque et Marguerite Mendell pour interpréter la portée et la signification d’expériences alliant considérations économiques et éthiques : il serait vain d’y chercher des « modèles » de développement, puisqu’elles ne prennent leur sens qu’en référence au contexte à la fois conjoncturel et structurel dans lequel elles s’inscrivent [Levesque et Mendell, 1999, p. 8-9].