Hypothèse 1. L’appropriation monétaire

Dans le prolongement d’un certain nombre de travaux, nous avons opté pour une conception anthropologique et institutionnaliste de la monnaie. Rompant définitivement avec la « fable du troc » et avec la conception fonctionnaliste et instrumentale de la monnaie qui en découle, l’approche anthropologique suggère que la monnaie est issue du paiement des obligations, et non pas pour faciliter les échanges ; par conséquent, elle n’épuise pas les relations de droits et d’obligations qui régissent les rapports sociaux. Tomber dans l’excès inverse, consistant à affirmer que la monnaie se dissout dans les relations de droits et d’obligations, serait tout aussi réducteur. L’hypothèse défendue ici suggère une relation dialectique et c’est précisément cette dialectique que nous nous sommes attachés à étudier.

Dès lors, la monnaie doit être saisie comme une institution sociale : un ensemble de règles, de normes et de conventions qui s’impose et modèle les pratiques personnelles, tout en étant modelé par ces mêmes pratiques. Toute la difficulté consiste à conceptualiser cette dialectique. Dans cette optique, nous avons suggéré la notion d’appropriation monétaire.

Cette notion d’appropriation suppose une conception de l’action humaine apte à tenir compte simultanément des contraintes collectives et des aspirations personnelles. S’il est un point sur lequel nous avons insisté tout au long de la réflexion, c’est précisément celui-là : les femmes sont les premières actrices de leur trajectoire, tant celle de l’histoire longue que celle de leur vie quotidienne, même si leurs pratiques portent en elles le poids de la mémoire et de l’obligation. Il ne s’agit ni d’opter pour une machinerie déterministe, ni d’accepter le rejet structuraliste de l’acteur, ni de couper l’acteur de son environnement social, culturel et historique. L’action résulte toujours d’une intention, mais celle-ci ne se résume pas à la seule maximisation de l’intérêt personnel et à un calcul en termes de coûts / avantages. Si l’intention reste première, il faut bien admettre la pluralité des mobiles qu’elle est susceptible de revêtir ; elle ne saurait se dissoudre dans un principe unique. Les acteurs, hommes et femmes, ne sont ni animés par la seule recherche de leur intérêt personnel, ni des marionnettes manipulées par la tradition ou par les groupes dominants, ni des moutons de Panurge.

Plus complexe, cette conception de l’action humaine n’en est que plus réaliste, et c’est dans ce cadre que s’inscrit la notion d’appropriation. Celle-ci peut se résumer de la manière suivante : comment, à partir d’un instrument (la monnaie) dont l’accès et l’usage sont conditionnés par un certain nombre de règles et de normes, les acteurs parviennent à adapter l’instrument, le « faire sien », à le transformer afin de le rendre conforme à leurs propres finalités.

Là où la théorie économique dite standard ne voit qu’une monnaie unique, simple objet sans autre fonction qu’utilitaire, il n’y a finalement que des pratiques monétaires. Choisir tel ou tel support monétaire, comptabiliser ou ne pas comptabiliser un flux monétaire, décider de l’affecter à telle ou telle dépense : ce sont là autant d’usages qui expriment ce processus d’appropriation. Par conséquent, en dépit d’une fongibilité et d’une liquidité supposées parfaites, en dépit du caractère anonyme présupposé des instruments et des flux monétaires et de leur prétendue universalité, ces derniers, tels que les personnes les emploient au quotidien, ne sont qu’imparfaitement liquides et fongibles et ils sont susceptibles d’être personnalisés et d’être réservés à certains usages.

Là où la théorie économique dite standard ne voit qu’un acte statique et coupé de toute inscription temporelle, il n’y a finalement que des pratiques financières : dès lors que l’on introduit le temps, toute pratique monétaire met en jeu un créancier et un débiteur. L’origine du flux monétaire (comment a-t-il été gagné ?) ainsi que son support ne sont pas neutres et sont largement susceptibles d’influencer l’usage qui en sera fait : chaque flux monétaire a finalement une histoire qu’il s’agit de reconstituer si l’on cherche à comprendre les pratiques monétaires et financières.

Au-delà de la singularité de chaque expérience personnelle, nous avons fait l’hypothèse que ce processus d’appropriation est motivé par deux facteurs : la gestion de l’incertitude et le mode d’appartenance sociale, dont l’appartenance de sexe.