Hypothèse 2. La construction sociale de la dimension sexuée de la monnaie

Une conception anthropologique de la monnaie consiste finalement à dire que les relations sociales résistent à l’homogénéisation et à l’universalisation monétaire. Et s’il est une forme de relations sociales qui résiste particulièrement à cette homogénéisation, c’est bien celle des rapports entre sexes.

En tant qu’institution, la monnaie est un ensemble de règles, formelles et informelles, explicites ou implicites. Ces règles émanent de l’autorité émettrice. Ce sont également des règles d’accès et d’usage renvoyant à la délimitation des sphères marchande, non marchande, monétaire et non monétaire. Cette délimitation relève à la fois de considérations politiques, culturelles, sociales et éthiques. Elle s’effectue sur la base de certains biens et services, de certains groupes sociaux ou encore d’espaces. Elle exprime davantage un domaine « du possible » qu’une règle stricte et sans appel. Enfin comme toute institution, elle résulte avant tout de compromis entre groupes sociaux.

Au-delà des spécificités propres à chaque société, on note une question récurrente à laquelle nulle société ne semble échapper : celle de la place des femmes au sein de la sphère marchande. Ont-elles le droit d’acheter et de vendre, et qu’ont-elles le droit d’acheter et de vendre ? Est-ce compatible avec leurs obligations familiales ? Est-ce compatible avec l’idée que l’on se fait de la « féminité » ? Ont-elles le droit d’exercer une activité rémunérée ? Les activités liées à leurs obligations en tant que femmes, mères, épouses sont-elles susceptibles d’être rémunérées ? Si oui, lesquelles ? Et si oui, ont-elles le droit de disposer de leurs revenus ? Sont-elle sommées de l’employer à certains usages ?

La réponse à ces différentes questions est infiniment variée, que ce soit sous la forme de règles formelles et de textes de lois ou de normes d’usage ainsi que de conventions en vigueur intériorisées par tous, obligations moins explicites mais non moins prégnantes. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’aller au-delà des règles et de dépasser les questions d’accès ou de contrôle de la monnaie : les pratiques quotidiennes portent en elles tout le poids de la mémoire.

Il est certain qu’au total, l’accès des femmes à la sphère marchande est souvent limité et que l’histoire de l’oppression féminine s’est largement nourrie de cette limitation. Au-delà de ce point commun, on ne peut que constater l’extrême diversité des règles et en conclure à leur caractère fondamentalement arbitraire. Cette diversité est indissociable de normes plus générales régissant les relations : la division des espaces, l’accès à la propriété, les structures familiales, etc. Notre but n’était pas de proposer une explication. Beaucoup plus modestement, nous avons simplement cherché, à partir de deux études de cas, à souligner le caractère arbitraire et relatif de cette construction et à en présenter les effets en termes de vécu quotidien des femmes.

Plus précisément, nous nous sommes attachés à décrire deux formes possibles d’appropriation, en insistant sur la dialectique entre usage de la monnaie d’un côté, droits et obligations de l’autre. Dans la première étude de cas, nous avons montré comment l’appropriation monétaire intervient comme un moyen de respecter et de reproduire la division sexuée des rôles ; elle prend la forme d’une résistance à l’égard d’un instrument homogène qui fragilise cette division. Dans l’autre cas, nous avons montré comment l’appropriation monétaire est une façon de l’infléchir.

Une différence essentielle entre les deux terrains choisis réside dans l’articulation entre la sphère des activités dites « altruistes » et celle des activités dites « intéressées ». Dans un cas, on note une très forte disjonction entre les deux sphères : l’usage de la monnaie, instrument par excellence d’assouvissement des intérêts personnels, est exclu de la sphère des relations affectives dont on craint qu’il ne vienne en corrompre les soubassements. Cette disjonction relève bien plus de jugements normatifs que de pratiques réelles : elle ne décrit pas ce qui est mais désigne ce qu’il convient de faire. Il reste que les pratiques quotidiennes en sont imprégnées. Plus précisément, cette disjonction en appelle deux autres : la séparation des espaces privé-domestique et public et son caractère sexué, les femmes étant garantes du premier, les hommes du second. Dans la seconde étude de cas, cette disjonction entre activités dites « altruistes » et « intéressées » n’a guère de sens. L’usage de la monnaie n’est pas dépourvu de règles, mais il n’est pas illégitime de mêler ouvertement considérations affectives et marchandes. La division sexuée des rôles existe, mais elle prend d’autres formes.

L’approche comparative montre à quel point l’opposition entre « intérêt » et « altruisme » n’est finalement qu’une reconstruction normative de la réalité ; cette opposition imprègne autant les catégories mentales des personnes observées que celles de l’observateur ; d’où la pertinence de la démarche comparative, puisqu’elle révèle le caractère arbitraire et construit des cadres de référence et qu’elle oblige à leur révision. D’où la nécessité aussi de procéder en plusieurs étapes. La première a consisté à rejeter l’hypothèse des préférences révélées, dont on pourrait arguer qu’elles sont à l’origine d’un usage sexué de la monnaie. Plus qu’une expression d’un certain « altruisme féminin », la spécialisation des femmes dans des activités de proximité non rémunérées résulte, peut-être d’une propension au don de soi, mais aussi de l’intériorisation d’un sens du sacrifice ou encore d’un impératif de survie. Trancher entre ces différents mobiles serait vain, force est d’admettre ici notre incapacité à fournir une réponse unique et définitive. La seconde étape a consisté à revenir sur la construction historique de cette opposition. En nous inspirant de la démarche des économies de la Grandeur, laquelle consiste à mettre en évidence l’imbrication entre l’élaboration du savoir scientifique, celui des institutions et notamment du droit, et celui du sens du juste au quotidien, nous avons proposé une interprétation sexuée de cette imbrication ; nous avons également insisté sur l’interaction permanente entre ces trois niveaux de la réalité et sur les mécanismes d’autorenforçement qui en découlent. Cet éclairage permet d’insister sur les effets d’inertie, ici en l’occurrence ceux du marquage sexué de la monnaie, sans pour autant en faire porter la responsabilité aux acteurs ; ici en l’occurrence ce sont les femmes.