Premier exemple d’appropriation : marquage sexué de la monnaie et effets d’inertie

L’histoire et l’anthropologie nous enseignent qu’historiquement, ce sont les instruments monétaires qui autorisaient l’actualisation et la reproduction des hiérarchies sociales et des statuts sociaux, notamment entre hommes et femmes : l’usage de monnaies spécifiques permettait à chacun, en fonction de son sexe et de son rang, de remplir ses obligations. Ce cloisonnement des usages permettait également d’établir officiellement la division sexuée des rôles et de l’accès au pouvoir. L’homogénéisation des instruments monétaires s’inscrit précisément dans un vaste mouvement visant à abolir les relations hiérarchiques et statutaires. L’emploi d’un équivalent général ouvre la voie à la liberté. Cette volonté d’égalité et cet idéal de dignité consistant à vouloir s’émanciper de toute attache, s’incarnent dans la pensée dite moderne. Mais cet individu moderne n’est pas asexué : il est foncièrement masculin. De multiples efforts sont déployés, d’un côté pour permettre à l’homme d’accéder à l’autonomie et à la position ultime de sujet, et de l’autre pour assigner à la femme un statut de dépendante. La monnaie joue ici un rôle décisif : la dépendance financière des femmes et l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent d’accéder à des sources propres de revenus comme de les contrôler constituent le noyau dur de leur statut d’incapables. La dépendance financière des femmes est à la fois cause et résultat : cause, car on considère que leur dépendance matérielle est incompatible avec l’exercice de la raison et résultat, car leur statut de dépendante justifie un accès limité à des activités génératrices de revenus. Qu’il s’agisse de répondre à des préoccupations démographiques ou économiques, c’est en tant que gardiennes du foyer que les femmes participent au bien-être collectif : tout est fait pour les éloigner des activités rémunérées, supposées incompatibles avec l’exercice de leurs obligations familiales. Ce statut de dépendante s’institutionnalise progressivement à travers notamment l’instauration de droits sociaux sexués et l’exclusion du travail domestique de toute rémunération et de toute comptabilisation.

Lorsque les femmes accèdent à leurs propres sources de revenus, le marquage sexué prend des formes plus détournées ; il n’en est pas moins prégnant. Non seulement l’obligation de dépendance ne se dissout pas dans l’usage de la monnaie, mais elle s’en trouve confortée. En effet, que les femmes exercent des activités rémunérées ne change rien à cette figure de la dépendance : l’histoire montre que le mode de détermination des salaires a très largement obéit à cet idéal. Au nom de leur statut de subordonnée, les femmes se contentent d’un salaire d’appoint, et l’argument de la dépendance sert tant à expliquer l’infériorité des salaires qu’à la justifier.

Lorsque l’on se tourne vers la situation contemporaine, alors que l’égalité est proclamée et que l’infériorité des salaires féminins, pourtant persistante, diminue, la division sexuée des rôles est à nouveau menacée. Qu’importe, le processus d’appropriation permet de dépasser la simple valeur monétaire. Concernant cette étude de cas au Nord, le principal résultat de notre réflexion est finalement celui-là ; le reste a été le préalable nécessaire pour saisir le sens et la portée de ce processus d’appropriation. Celui-ci s’exprime par une opération de différenciation, c’est-à-dire le fait de rendre distincts des flux de prime abord homogènes. Les flux monétaires, que rien ne distingue en apparence, sont étiquetés et personnalisés. Différencier les flux de revenus autorise la reproduction des relations. Quel que soit son montant, quel que soit l’usage réel qui en est fait, décider d’affecter le revenu féminin à des usages secondaires et accessoires lui confère une connotation de revenu d’appoint dont ne dépend pas la survie familiale, et permet ainsi de reproduire la division sexuée des rôles. La définition subjective du rôle du salaire féminin dans la survie de la famille permet d’orienter, voire de définir les responsabilités de chacun. Cette opération de distinction autorise la reproduction et la perpétuation des relations. Elle n’est pas systématique, loin s’en faut : elle se présente comme une ressource pour l’action, employée tant par les hommes que par les femmes cherchant à donner un certain sens à leurs relations.

Cet exemple révèle les limites de l’instrument monétaire face à la force des relations de droits et d’obligations. Celles-ci ne se soumettent pas à l’usage supposé neutralisant de la monnaie et ne sauraient s’épuiser par l’usage d’un simple instrument. L’appropriation, qui prend ici la forme d’un marquage des flux en fonction de l’appartenance de sexe de leur détenteur, autorise le maintien des droits et des obligations sexués.