Second exemple d’appropriation : marquage sexué de la monnaie et dynamiques d’auto-transformation

Pour mettre en évidence l’arbitraire de la dimension sexuée de la monnaie, nous nous sommes focalisés sur une autre forme d’usage et d’appropriation de l’instrument monétaire, empruntée au contexte sénégalais.

Une première distinction réside dans le mode de construction de la sphère marchande, c’est-à-dire des activités susceptibles d’être comptabilisées par l’intermédiaire de prix, quel qu’en soit le mode de détermination, et soumises à une certaine concurrence, même relative. Dans la plupart des sociétés qui n’ont pas vécu ce qu’il est convenu d’appeler la modernité, la sphère marchande n’est pas exposée aux mêmes conventions. Préserver les relations affectives de considérations marchandes n’est pas de rigueur. La circulation et l’usage de la monnaie ne sont pas pour autant dépourvus de règles : ils respectent les droits et les obligations en vigueur localement.

Depuis quelques années, on observe que les Sénégalaises sont de plus en plus nombreuses à mener des activités génératrices de revenus, et surtout, à souhaiter régulariser ce qui n’était jusque-là que ponctuel. Certes, dans un contexte de crise aiguë, elles n’ont guère le choix. Mais c’est aussi parce qu’elles sont animées d’une volonté d’autonomie et de distanciation à l’égard de leurs obligations. Il n’y a pas rupture : les mécanismes de sanction sociale sont tels que c’est inconcevable. Cela n’est de toute façon pas souhaitable puisque ces mêmes obligations occupent une fonction de premier ordre en matière de protection. Seuls des compromis sont envisageables, et l’appropriation monétaire est précisément l’une des facettes de ce compromis. L’appropriation monétaire prend alors d’autres formes que celles décrites dans la première étude de cas. Obligations religieuses et familiales ne sont pas a priori des obstacles à l’activité marchande : elles en sont parfois le véhicule. C’est ainsi qu’il faut comprendre la souplesse et la facilité avec lesquelles le langage marchand s’articule en partie avec celui de la parenté. C’est aussi dans cette optique que l’on peut interpréter la manière dont se déroulent aujourd’hui les cérémonies familiales, devenues désormais des moments privilégiés de constitution de capital financier et de réseau de clientèle. C’est enfin de cette façon que l’on peut saisir l’alliance avec les confréries mourides : incontournable pour légitimer les trajectoires d’accumulation féminines, elle est aussi nécessaire pour leur donner de l’ampleur. La notion de convention, à la fois contrainte et ressource pour l’action, prend ici tout son sens : les notions de « parenté » et de « communauté » sont flexibles et malléables à merci, à tel point qu’il est très délicat de leur donner un contenu précis. Sujettes à interprétation, elles sont susceptibles également de se modifier, de telle sorte que l’environnement dont font partie les femmes se renouvelle finalement en permanence.

D’aucuns verront dans ces pratiques le signe d’une « surmonétarisation » et d’une « surmarchandisation » des relations sociales, et les symptômes d’une dégénérescence d’ordre éthique puisque désormais, tous les moyens sont bons pour survivre. Notre réponse est différente, et nous en voulons pour preuve la rigueur avec laquelle les femmes hiérarchisent et cloisonnent leurs revenus et leur épargne : si l’usage de la monnaie dépasse les frontières auxquelles l’observateur occidental est habitué, cet usage n’en obéit pas moins à des règles strictes.