Les cloisonnements : concilier la pluralité de préférences, de contraintes et leur caractère conflictuel

Les femmes ne se définissent pas uniquement en fonction de leur appartenance de sexe, ni en fonction de leur statut de mère ou d’épouse ; elle sont en même temps ouvrières, commerçantes, cadres ou sans emploi ; elles font partie d’une association, d’un quartier ou d’une région. Si elles font preuve de compassion, au sens où le bien-être d’autrui est susceptible d’affecter le leur, si elles croulent parfois sous le poids des obligations, elles n’en sont pas moins aptes et désireuses d’élaborer un projet qui leur est propre. Si les normes en vigueur dans bon nombre de société les acculent à la dépendance, bon nombre d’entre elles n’en aspirent pas moins à un idéal d’autonomie. Si elles n’ont pas toujours les moyens de s’exprimer ouvertement, bon nombre d’entre elles possèdent un esprit de revendication et sont capables de protestations. Au total, les femmes sont tiraillées en permanence entre la poursuite de leur propre bien-être et le respect de leurs obligations familiales, entre un horizon temporel de court terme, commandé par l’urgence mais aussi la satisfaction d’un bien-être immédiat, et un horizon de long terme, celui des obligations sociales et de la prévoyance. Ces différentes aspirations, où se mêlent indistinctement contraintes objectives et subjectives, recherche d’intérêt personnel et intériorisation d’un sens de l’obligation, sont potentiellement antagonistes et évolutives ; d’où la possibilité de comportements a priori incohérents, où se juxtaposent, pour reprendre l’expression de Jon Elster, « excès » de volonté, lorsque le sens de l’obligation est plus fort que tout, « faiblesse » de la volonté, lorsque la préférence de court terme l’emporte, ou tout simplement absence de choix, lorsque l’exigence de survie ne laisse aucune alternative.

La pluralité des pratiques monétaires et financières n’est intelligible qu’à condition d’admettre cette pluralité de préférences et de contraintes et leur caractère parfois conflictuel : diversifier les pratiques est précisément un moyen de résoudre, du moins en partie, les différentes tensions décrites à l’instant. Plus précisément, cette diversification s’appuie sur des cloisonnements : destiner tel revenu à telle dépense, adopter tel instrument monétaire pour telle dépense ou encore choisir telle forme d’épargne pour telle dépense. Les cloisonnements sont à la fois un moyen de sécuriser la gestion et de concilier une pluralité de préférences et de contraintes conflictuelles. Si l’on admet qu’il n’y a pas de « moi unique », mais qu’il n’y a que des « moi multiples », si l’on admet que toute personnalité se compose et se nourrit d’une infinité de facettes, alors les cloisonnements expriment et traduisent cette multifacité.

Dans les deux contextes étudiés, ces tensions ne s’expriment pas de la même manière : alors qu’au Sénégal, le primat est accordé au collectif, la communauté continuant de jouer un rôle central de protection, en France le primat est accordé à l’individuel. Il reste que la tension entre les deux pôles reste irréductible. Au Sénégal, le poids des obligations communautaires et les sanctions explicites de déviance conduisent les femmes à multiplier les techniques de contournements leur permettant de mener à bien leurs projets personnels. Dans le Nord de la France, si l’existence de droits sociaux garantit a priori une certaine autonomie, le poids des normes et des obligations n’est est pas moins marquant voire obnubilant ; il est intériorisé et les émotions en sont une forme d’extériorisation : fruit d’un décalage entre ce que les femmes vivent au quotidien et leur idéal de vie, les émotions participent en même temps aux prises de décision en tentant de réduire ce décalage et de le rendre plus supportable.