Carte à l’échange, ambivalence des liens financiers et subjectivité des flux monétaires

Toutes les femmes rencontrées n’avaient pour point commun que celui d’être confrontées à la précarité. Ceci exclut toute indépendance financière, que celle-ci soit à l’égard de pairs ou de la communauté globale, d’où le caractère particulièrement prononcé de cette tension entre les pôles de l’individuel, du collectif et de la hiérarchie. Si cette tension est permanente, si elle s’exprime de manière différente en fonction du contexte (primat du collectif ou de l’individu), elle est également propre à chaque femme : dans les deux contextes étudiés, certaines manifestent une volonté très prononcée d’indépendance, tandis que d’autres ne s’en préoccupent guère et cette disparité se retrouve en termes d’usage des flux monétaires. C’est ici que l’usage des flux se révèle indissociable des liens financiers qui les supportent : l’appropriation de chaque flux dépend étroitement de la manière dont les femmes interprètent les droits et leurs obligations qui leur sont sous-jacents ; elle dépend aussi de la nature et de la qualité des relations que les femmes établissent avec l’ensemble de leurs créanciers. Pour les femmes du Nord de la France, les principaux créanciers sont la famille, l’État via les prestations sociales, et enfin les banques ; pour les commerçantes sénégalaises, ce sont la famille et l’époux, les fournisseurs et les clients. On se rend compte ici que, bien au-delà du montant effectif en cours de l’endettement strictement monétaire, le sentiment de débitrice ou de créditrice est très largement subjectif, d’où l’existence, à niveau de revenu similaire, de cartes à l’échange très inégales, plus ou moins « déformées » selon la manière dont les femmes vivent la dépendance.

Au Nord, nous avons distingué celles qui acceptent leur situation, celles qui se culpabilisent et se refusent le moindre droit, et enfin celles qui, au contraire, revendiquent davantage de droits à l’égard d’une société dont elles s’estiment créditrices. Ces deux dernières formes de vécus impliquent un usage différent des prestations sociales : se condamner à l’ascétisme pour retrouver une dignité et maintenir son amour-propre ou au contraire faire délibérément preuve de laxisme pour compenser un sentiment de dupe. Dans les deux cas, on observe un décalage entre droits et obligations rendant le statut d’assistée d’autant plus lourd à supporter. Cette opposition, bien sûr caricaturale, traduit l’éternel dilemme entre dette sociale et responsabilité individuelle, dilemme qui finalement n’a jamais été tranché, continue d’animer les débats relatifs à l’insertion, et divise en premier lieu les bénéficiaires de l’assistance eux-mêmes.

Au Sud, nous avons distingué celles qui bénéficient de revenus réguliers issus de la sphère dite formelle et qui disposent de ce fait d’un statut tout à privilégié, même si ce dernier les astreint à une certaine redistribution, celles qui se sentent en permanence poussées à rembourser leurs dettes et ont le sentiment de ne pas assumer leurs obligations, et enfin celles qui multiplient volontairement l’endettement et cherchent à se créer une clientèle d’obligé(e)s.

Au total, l’interprétation des flux monétaires est modelée par la carte à l’échange de chacune, et l’usage des flux qui résulte de cette interprétation vient en retour remodeler la carte à l’échange : un sentiment d’obligation incite à la redistribution, ce qui renforce d’autant les liens à autrui, tandis qu’un usage strictement personnel est un moyen d’affirmer sa propre singularité ; la perte de repères et l’absence de projet rendent difficile la budgétisation, ce qui accentue d’autant le sentiment de perte de contrôle de sa propre vie.

Au total, l’imparfaite fongibilité et liquidité monétaire extériorise avec force cette tension entre un besoin de se singulariser (le pôle de l’individuel), celui de se rattacher et de se solidariser à un groupe de pairs reconnaissant et approuvant cette singularité (le pôle du collectif), et enfin celui d’appartenir à une communauté globale (le pôle de la souveraineté et de la totalité sociale). Irréductible, cette tension est réinterrogée et réactualisée en permanence, et l’usage de la monnaie traduit, comme il modifie, l’articulation entre ces trois pôles.

L’hypothèse proposée (les pratiques comme mode de gestion de l’incertitude et comme mode d’appartenance sociale) n’est pas liée à une quelconque spécificité féminine. Mais même si les femmes ne sont pas figées dans leur statut de mère ou d’épouse, on est bien obligé de prendre en compte cette facette de la réalité : à travers leur appartenance de sexe, les femmes contractent des obligations particulières et ces obligations se manifestent à la fois en termes de contraintes particulières et d’incertitude particulière.

Explorer le vécu de la précarité par le truchement des pratiques monétaires et financières n’était qu’une première étape. Cette exploration facilite la réflexion sur les moyens à déployer pour stabiliser cette précarité. L’approche comparative sur laquelle repose ce travail est née d’un pari. Face aux difficultés rencontrées par les modes d’organisation communautaire et sociétaire et en dépit de la disparité des contextes, convaincus que les préoccupations et les difficultés rencontrées sont très largement partagées, nous avons fait la gageure qu’elles méritaient une réflexion commune.

À l’issue de cette première étape - l’étude des pratiques monétaires et financières - , plusieurs questions se posent. La dimension foncièrement subjective des flux monétaires montre que la corrélation entre autonomie et revenus n’est pas spontanée et souvent malaisée. L’accès à des sources de revenus, dans la mesure où ces revenus se greffent sur les droits et les obligations préexistants, ne les abolit pas nécessairement. L’indépendance financière n’est pas nécessairement synonyme de liberté de décision et de choix : tout dépend des droits dont la personne dispose sur les revenus auxquels elle a accès : les a-t-elle mérité ? Faut-il les redistribuer ? Sont-ils illégitimes ? L’accès à des droits n’est pas non plus suffisant, compte tenu de la dimension subjective des droits : au-delà des droits, c’est la manière dont les femmes les interprètent et leur donnent sens qui importe.

Nul ne songe à contester la pertinence d’une liberté exprimée en termes de droits formels. Si celle-ci est nécessaire et qu’il reste encore des efforts à faire pour l’étendre, notamment au Sud, elle n’en reste pas moins insuffisante. Si conquérir des droits reste un préliminaire incontournable, les faire vivre doit être l’objectif à atteindre. À ne pas s’interroger sur leur mise en pratique, on court le risque d’aboutir à une autonomie inachevée, voire sans consistance. Plus précisément encore, la question de la lutte contre la précarité et de l’accès à l’autonomie soulève les questions suivantes.

On constate que, pour évaluer la précarité et l’autonomie, non seulement les critères objectifs ne suffisent pas, mais plus encore ces critères sont pluriels ; ils varient d’un pays à l’autre, d’un groupe social à l’autre. Comment dès lors procéder à l’évaluation ?

On observe que le lien entre les droits formels, tels qu’ils sont définis par la loi, et l’autonomie réelle (ce que chacun est réellement en mesure de faire), est parfois délicat. Comment dès lors faire en sorte que les personnes soient en mesure de convertir leurs droits, pour reprendre l’expression de Sen ?

On remarque une articulation délicate entre autonomie et appartenance sociale. Si le soi abstrait et émancipé, désincarné et a-historique n’a aucune existence réelle, il en est de même d’un soi emprisonné dans sa communauté d’appartenance. Comment dès lors promouvoir une autonomie qui ne soit pas facteur d’individualisme et d’isolement ?

On note une certaine spécificité féminine, qui découle en large partie de la division sexuée des rôles. Faut-il pour autant en conclure à la nécessité de droits collectifs spécifiquement féminins ?

Tenter de répondre à l’ensemble de ces questions aurait été tout autant présomptueux qu’illusoire : en observant des expériences originales de lutte contre la précarité, nous nous sommes contentés d’émettre quelques hypothèses quant à une voie possible permettant d’atténuer une part des difficultés auxquelles les femmes rencontrées sont confrontées. Les hypothèses proposées peuvent paraître dérisoires et insignifiantes par rapport à l’ampleur des problèmes soulevés ; elles peuvent paraître également « bricolées » et peu crédibles au regard de critères scientifiques d’inspiration positiviste ; il est certain qu’elles sont difficilement infirmables, ce qui devrait les reléguer au rang du non savoir. Bien loin d’incarner quelque vérité universelle et définitive, elles visent simplement à répondre à un problème donné, à un moment précis de l’histoire qui n’est probablement que provisoire. À partir du moment où l’on admet la pluralité des critères de justice, où l’on accepte que la définition du juste ne puisse être le produit d’un calcul rationnel, alors il faut accepter de revoir continuellement ces critères, de procéder à des ajustements incessants, par petites touches, de diversifier et de multiplier les approches : il n’y a pas une solution unique, il n’y a qu’une infinité de réponses partielles. Nous soutenons que la promotion de l’autonomie personnelle est à ce prix.